Le départ de Target du Canada libérera du jour au lendemain 133 immenses locaux d'un bout à l'autre du pays. Une situation qui n'aurait pu arriver à un pire moment pour les propriétaires de centres commerciaux, déjà aux prises avec une série de fermetures.

«Je ne voudrais pas être à leur place ce matin: ça vient doubler les problèmes qu'ils ont déjà avec leurs autres locataires!», a résumé hier Jean-Claude Gagnon, spécialiste du commerce de détail et président de la firme de consultants ABC Détail.

L'industrie de la vente traverse une période sombre depuis quelques années déjà au pays, en particulier au Québec. Selon les données du Conseil québécois du commerce de détail (CQCD), 2660 magasins ont fermé dans la province entre 2008 et 2013, ce qui représente une décroissance de 5,6%.

La vague semble s'être accentuée au cours des derniers mois. Plusieurs détaillants ont annoncé leur faillite ou leur restructuration - Mexx, Jacob, Bedo, Limité -, tandis que le géant Sears affiche de sérieuses difficultés. La fermeture de 133 magasins Target, dont 26 sont situés au Québec, contribuera à une hausse encore plus importante des taux d'inoccupation dans plusieurs centre commerciaux.

«Le remplacement ne sera pas évident, c'est sûr», a commenté Léopold Turgeon, président du CQCD, en entrevue à La Presse Affaires.

Walmart en tête

Quels détaillants pourraient se montrer intéressés à reprendre les baux de Target? Le nom de Walmart est celui qui revient le plus souvent. Divers analystes estiment que le géant pourrait racheter les meilleurs baux de son concurrent déchu, mais le porte-parole de l'entreprise n'a pas rappelé La Presse hier.

Les noms de Loblaws, Canadian Tire et Kohl's - une chaîne américaine qui compte s'implanter sous peu au Canada - sont également cités par plusieurs experts. Dans tous les cas, il semble clair qu'aucune chaîne ne prendra plus qu'une poignée de baux de Target, quelques dizaines tout au plus.

Le scénario le plus probable est qu'une bonne partie des magasins Target sera subdivisée en plusieurs locaux de moindre envergure, croit Joël Paquin, président de la firme Paquin Recherche et Associés, spécialisée en commerce de détail. Les magasins Target situés au Québec occupent entre 64 000 et 168 000 pieds carrés.

«Il y a certains secteurs du commerce de détail qui vont assez bien, des moyennes surfaces de 20 000 à 40 000 pieds carrés qui sont toujours en expansion, a noté M. Paquin. Certaines bannières sont en croissance, comme Michael's qui fait son développement au Québec.»

D'autres sont moins optimistes. Stephen Leopold, président du conseil du groupe Immodev, rappelle que les magasins de taille un peu inférieure à celle des Target - comme Best Buy, Future Shop, Winners, Bureau en gros - sont loin d'être dans une phase d'expansion.

«Tous ces détaillants ferment des magasins et regardent comment réaligner leur business, compte tenu du commerce en ligne», souligne M. Leopold, qui s'est illustré en ouvrant une foire alimentaire dans l'ancien World Trade Center.

Conséquences financières

Les grands propriétaires de centres commerciaux se sont montrés discrets quant aux conséquences de ces fermetures prochaines. Le groupe Cominar, de Québec, avait par exemple investi 100 millions pour rénover 3 centres commerciaux en prévision de l'arrivée de Target. Ses dirigeants n'ont pas rappelé La Presse Affaires hier.

Ivanhoé Cambridge, la filiale immobilière de la Caisse de dépôt et placement du Québec, subira pour sa part des fermetures dans neuf de ses centres commerciaux. Le porte-parole Sébastien Théberge n'a pu quantifier les répercussions financières.

Le fonds de placement immobilier ontarien RioCan hébergeait de son côté 26 magasins dans ses centres commerciaux, ce qui en fait le propriétaire le plus affecté par la déconfiture de Target. Les baux avaient une durée moyenne de 12,6 ans et représentaient 1,9% des revenus de la société. Ces contrats sont toutefois garantis par la société mère de Target aux États-Unis, ce qui pourrait permettre un meilleur dédommagement.

Gilles Benchaya, syndic de faillite chez Richter, souligne que les propriétaires des locaux sont en général considérés comme des créanciers ordinaires. L'homme avait piloté en 1999 la liquidation de la chaîne Eaton, qui s'était révélée un grand succès. Le fort niveau des ventes au moment de la fermeture avait permis de rembourser environ 50% des sommes dues aux créanciers, rappelle-t-il.

«En général, c'est beaucoup moins élevé, a commenté M. Benchaya. Et je ne m'attendrais pas à des montants aussi élevés avec Target, dont la notoriété est moins forte que celle d'Eaton.»

Target est locataire de la presque totalité de ses magasins canadiens, à l'exception de trois succursales dont elle est propriétaire. La chaîne possède aussi ses deux centres de distribution.

Les fournisseurs sont déçus, mais pas surpris

La décision du grand détaillant américain Target d'abandonner sa coûteuse expansion au Canada déçoit évidemment beaucoup de ses fournisseurs de biens et services.

Mais sans les surprendre, cependant, parce que les difficultés de développement et les pertes d'exploitation de Target au Canada étaient pressenties depuis des mois.

Parmi les fournisseurs de Target Canada, et désormais créanciers selon le processus de liquidation sous protection judiciaire débuté hier en Cour de l'Ontario, on ne connaît pas encore l'ampleur des comptes finaux à régler au cours des prochaines semaines.

Selon les documents préliminaires déposés en Cour, la société mère de Target aux États-Unis se prépare à radier au moins 600 millions US en stocks de marchandises dans sa filiale canadienne.

Mais l'impact final de cette radiation d'actif s'annonce minimal parmi ses fournisseurs, comme la montréalaise Gildan, un fabricant de t-shirts, chaussettes et sous-vêtements.

«Bien que nous soyons un fournisseur, l'annonce faite par Target Canada aujourd'hui n'a aucune incidence significative sur notre société», a indiqué la directrice des communications, Geneviève Gosselin, hier.

Une petite part du marché de l'alimentation

N'empêche, chez d'autres fournisseurs d'importance comme les pharmacies Brunet, une affiliée de Metro qui a ouvert des franchises dans 14 magasins Target au Québec, ou encore le groupe alimentaire Sobeys/IGA, qui était fournisseur et gestionnaire attitré du secteur alimentaire chez Target, on ne cachait pas sa déception face à cette fin abrupte.

Chez Sobeys/IGA, on indiquait hier à la direction québécoise que «nous avons été déçus d'apprendre la nouvelle. Nous avons connu une relation d'affaires productive avec Target Canada depuis l'annonce de notre entente de distribution en gros en 2011 visant à approvisionner le réseau canadien de Target, principalement en produits réfrigérés et surgelés».

Quant à l'impact de cette fermeture sur les prochains résultats de Sobeys/IGA, on indiquait que «nous sommes en mesure d'affirmer que la perte de ce compte de gros n'aura pas d'effet important sur ses résultats».

L'existence de Target au Canada dans le marché de l'alimentation aura été trop brève et trop faible pour avoir eu un effet notable. Selon l'analyste Peter Sklar, spécialiste du commerce de détail chez BMO Marchés des capitaux, les ventes alimentaires de Target étaient d'à peine 300 millions, sur une base annualisée.