Les résidants d'Ottawa peuvent acheter des petites culottes, des soutiens-gorges et des t-shirts sur le site canadien de Jockey International. Mais pas ceux de Gatineau, pourtant juste à côté. L'entreprise américaine refuse de servir les Québécois... pour une raison qui demeure mystérieuse.

Les Québécois ne peuvent même pas prendre contact avec l'entreprise américaine par courriel. Pour ce faire, il faut fournir son adresse postale en incluant sa province. Or, le Québec ne fait pas partie de la liste dans laquelle faire son choix sur le site jockey.ca, unilingue anglais.

Questionné par La Presse Affaires à ce sujet, le porte-parole Matthew Waller a indiqué par courriel que Jockey espérait étendre ses activités au Québec «quand [l'entreprise pourra] remplir les exigences liées à la langue».

Vérification faite auprès de l'Office québécois de la langue française, les entreprises qui n'ont pas de place d'affaires et d'employés au Québec ne sont pas assujetties à la loi 101. Autrement dit, Jockey n'a pas besoin de traduire son site web, ni même d'offrir un service à la clientèle en français. Quand nous avons transmis cette information à Matthew Waller et réclamé davantage d'explications, il n'a pas rappelé. Fait à noter, Jockey possède des sites (transactionnels ou pas) dans plusieurs langues, dont le français, en Suisse et en Belgique.

À la fin du mois de janvier, La Presse a publié un reportage sur une nouvelle collection de soutiens-gorges mise en marché par Jockey International qui n'utilise pas le système traditionnel de lettres - utilisé depuis les années 30 - pour décrire les grandeurs de bonnet. L'entreprise a scanné les corps de 800 femmes et conclu qu'il existe 10 grosseurs de bonnet (identifiées par les chiffres de 1 à 10) et 7 tailles de buste. Cela donne 55 combinaisons appelées 3-36 ou 8-34, par exemple. Ces modèles se distinguent aussi par leurs baleines asymétriques brevetées.

Permis et litige

Plusieurs lectrices intéressées par le produit nous ont joints après avoir tenté en vain de se procurer un soutien-gorge. Certaines étaient insultées; d'autres, étonnées. L'une d'elles a demandé par écrit des explications à Jockey en utilisant une adresse à Terre-Neuve. «Même si nous n'avons pas le permis requis pour vendre au Québec, nous explorons les exigences uniques de la province. Merci pour votre patience», lui a-t-on répondu, en anglais.

Il n'a pas été possible de savoir à quel type de permis Jockey fait allusion. On n'a pas répondu à nos appels au bureau ontarien de Jockey. Au Conseil canadien du commerce de détail, c'était la première fois qu'on entendait parler d'un détaillant en ligne qui se privait de vendre aux Québécois, et le Conseil québécois du commerce de détail était tout aussi intrigué par la situation. Les concurrents Gildan et Canadelle (Hanes, Wonderbra) n'avaient pas d'hypothèses à avancer eux non plus.

En appelant au service à la clientèle de Jockey, les préposés affirment spontanément que leur employeur a un «problème avec le gouvernement du Québec» pour justifier le refus de l'entreprise de livrer au Québec. Mais ils ne veulent pas donner plus de détails. Le ministère du Revenu et celui des Finances et de l'Économie nous ont confirmé qu'il n'y a aucun litige entre le gouvernement et Jockey International. Et tous deux ont été médusés par l'argument du «permis».

Contrat en contradiction avec nos lois?

L'avocat Luc Thibaudeau, qui se spécialise en droit de la consommation chez Lavery, se demande si la réponse ne se trouve pas du côté de la Loi sur la protection du consommateur (LPC) ou du Code civil. «Peut-être que certaines clauses de leur contrat sont en contradiction avec les lois du Québec», suggère-t-il. Par exemple, Jockey indique sur son site que tout litige concernant son programme de fidélisation devra être résolu devant les tribunaux du Wisconsin. Or, au Québec, on ne peut empêcher un consommateur de prendre des recours dans sa province.

On peut aussi lire qu'«occasionnellement, à sa discrétion, Jockey peut ajouter ou enlever des avantages VIP» aux membres de son programme de récompenses. Au Québec, l'article 11.2 de la LPC régit la façon dont les entreprises peuvent modifier leurs contrats. D'ailleurs, un recours collectif contre Shoppers Drug Mart (Pharmaprix), qui avait abaissé sans prévenir la valeur des points Optimum (inscrite dans le contrat), a été autorisé en 2012.

L'Office de la protection du consommateur affirme ne jamais avoir discuté avec Jockey International et ne jamais avoir reçu de plainte à son sujet. Là non plus, on ne comprend pas pourquoi l'entreprise se prive volontairement d'un marché de 8 millions de personnes.

Sur une note humoristique, une consommatrice déçue se pose la question suivante: «Est-ce notre réputation de féministes qui a fait penser à Jockey qu'on avait toutes brûlé nos brassières?»

À noter, même si Jockey ne vend pas ses sous-vêtements en ligne aux Québécois, il est possible de se procurer certains modèles (hormis les soutiens-gorges) dans les grandes surfaces.