Justin Trudeau amorce aujourd'hui un voyage crucial à Washington et Mexico. Alors que le conflit entre Boeing et Bombardier promet de teinter la quatrième ronde de renégociation de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), quel ton le premier ministre devrait-il adopter pendant sa rencontre avec Donald Trump ? Le Canada devrait-il quitter la table de négociation si les choses s'enveniment ? Les avis - et le niveau d'angoisse - divergent.

TÊTE-À-TÊTE AVEC TRUMP

Justin Trudeau a promis la semaine dernière d'aborder « bien des enjeux » pendant son tête-à-tête avec Donald Trump, ardent pourfendeur de l'ALENA. Parmi ceux-ci, il a cité le litige entre Boeing et Bombardier ainsi que le dossier du bois d'oeuvre. Cette rencontre à la Maison-Blanche coïncidera avec le début de la quatrième ronde de renégociation de l'ALENA, qui se déroulera à Washington. Ottawa s'attend à ce que les négociateurs américains présentent enfin leurs demandes sur les aspects les plus litigieux du traité. Les points chauds portent sur les règles d'origine, cruciales pour le secteur automobile canadien, et sur le chapitre 19, qui touche le règlement impartial des différends commerciaux.

PRÊT À « TOUTES LES ÉVENTUALITÉS »

Comme ils le font sans relâche depuis le début des pourparlers, les négociateurs canadiens comptent répéter les mêmes chiffres-clés à leurs homologues américains. L'objectif : démontrer que les États-Unis ne souffrent pas d'un grave déficit commercial avec le Canada, contrairement à ce qu'affirme Donald Trump. Ottawa entend aussi tenir tête aux États-Unis sur les questions centrales comme les règles d'origine et le règlement des différends. Les Canadiens opposeront un refus ferme aux demandes déraisonnables, sans toutefois quitter la table de négociation si les choses s'enveniment, indique une source haut placée au gouvernement fédéral. Le Canada ne se sent pas pressé par le calendrier serré fixé par Washington, qui souhaite une nouvelle mouture de l'ALENA avant Noël. Ottawa se prépare néanmoins à « toutes les éventualités », incluant un retrait des États-Unis de l'ALENA, qui demanderait l'assentiment du Congrès.

L'INDUSTRIE SERRE LES DENTS

La communauté d'affaires, tant au Canada qu'au Mexique et aux États-Unis, présente un front assez uni dans le cadre des pourparlers sur l'ALENA. Même s'ils enrobent leurs discours de diplomatie, les représentants des entreprises cachent de moins en moins leur impatience devant l'attitude de l'administration Trump, qui tarde à présenter ses demandes les plus corsées. « Normalement, on commence avec les enjeux les plus faciles et on garde les plus durs pour la fin, mais c'est surprenant qu'à ce stade-ci dans les négociations, on n'ait encore vu aucun des enjeux », fait valoir à La Presse Perrin Beatty, président et chef de la direction de la Chambre de commerce canadienne. La principale priorité des gens d'affaires est que la nouvelle mouture de l'ALENA « n'endommage pas une relation qui a été profitable aux trois pays ». Perrin Beatty estime que le nouvel accord devrait être plus ambitieux que celui qu'il remplacera. Et non l'inverse. « Malheureusement, il semble que les Américains négocient pour réduire la portée de l'ALENA, plutôt que l'améliorer. »

« QUITTER LA TABLE »

Ottawa devrait à tout prix rester ferme et éviter de se laisser marcher sur les pieds, plaide pour sa part Ken Neumann, directeur national du Syndicat des Métallos pour le Canada. Le renforcement des exigences sur les règles d'origine figure parmi ses priorités. « Une des choses les plus importantes que ce gouvernement doit signaler rapidement, c'est de dire qu'ils sont prêts à quitter la table de négociation s'ils ne sont pas en mesure d'obtenir une entente qui est juste pour les Canadiens », a-t-il lancé en entrevue. Marcel Groleau, président de l'Union des producteurs agricoles (UPA), dénonce de son côté l'absence de demandes claires jusqu'à maintenant de la part des Américains. « On entend surtout des rumeurs », dit-il. M. Groleau prône un maintien du système de gestion de l'offre, rappelant que les États-Unis ont affiché un excédent commercial de 2,2 milliards avec le Canada l'an dernier dans le secteur agricole. « Demander l'abolition de la gestion de l'offre, c'est demander au Canada d'abandonner un pan de sa politique agricole. »

RAISONNER L'IRRATIONNEL

L'imposition récente de droits compensatoires préliminaires de presque 300 % à Bombardier aux États-Unis, après une plainte de Boeing, devrait amener le gouvernement Trudeau à changer de ton face aux Américains, estime de son côté Bernard Colas, avocat spécialisé en droit du commerce international au cabinet CMKZ, à Montréal. « Normalement, avec les Américains, on se serait attendu à faire affaire avec des gens qui respectent la règle de droit. Là, avec l'affaire Bombardier, on réalise que notre partenaire, avec qui on traite en toute confiance, ne respecte plus la règle de droit. C'est très préoccupant. » Selon ce spécialiste de l'ALENA, le grand défi sera de faire réaliser à l'administration Trump que l'Amérique du Nord est plus forte unie, et non divisée, pour affronter les autres grands blocs économiques de la planète. « Parce qu'en ce moment, tout ce [que Trump] fait, c'est qu'il s'acharne sur ses plus grands alliés, ce qui est surprenant. »

DESTINATION : MEXICO

Après son passage à Washington, Justin Trudeau mettra le cap sur Mexico pour rencontrer le président Enrique Peña Nieto. Les deux hommes discuteront « du commerce, de la coopération régionale et des façons de resserrer encore davantage les liens qui unissent le Canada et le Mexique ». Il s'agira de la première visite officielle du premier ministre au Mexique depuis son élection il y a près de deux ans. Justin Trudeau prendra part à une série d'autres rencontres ainsi qu'à un hommage aux victimes des récents séismes qui ont touché le pays.

Photo Jean-Marie Villeneuve, Archives Le Soleil

Les négociateurs canadiens de l'ALENA espèrent démontrer que les États-Unis ne souffrent pas d'un grave déficit commercial avec le Canada, contrairement à ce qu'affirme Donald Trump.

Photo Martin Chamberland, Archives La Presse

Perrin Beatty, président et chef de la direction de la Chambre de commerce canadienne