Les billets de banque perdent de leur popularité, voire de leur raison d'être, pour régler ses achats auprès des détaillants. Pourtant, la Banque du Canada en met de plus en plus en circulation, ce qui stimule l'évasion fiscale et les activités criminelles.

Tant les consommateurs que les marchands leur préfèrent les cartes de débit ou de crédit, sauf pour les petites transactions, comme la douzaine d'épis de maïs payée au maraîcher ou la course en taxi au centre-ville.

C'est ce que révèle l'analyse minutieuse faite par la firme Pollara de plusieurs sondages commandés par la Banque du Canada, dans le cadre du lancement de sa nouvelle série de billets en polymère. Le document de plus de 400 pages a été obtenu par La Presse en vertu de la Loi sur l'accès à l'information.

La Banque a ainsi appris que les nouveaux billets sont appréciés avant tout pour leur fiabilité (difficiles à contrefaire) et leur durabilité. En revanche, beaucoup de répondants (sur un échantillon de plus de 2000 pour chacun des trois sondages) déplorent qu'ils collent les uns aux autres.

Les sondages ont aussi révélé que la plupart des gens ne traînent pas assez d'argent sur eux pour réaliser l'ensemble de leurs achats.

Ils concluent donc beaucoup de transactions avec leurs cartes. Cette pratique plaît aux commerçants qui s'épargnent ainsi du temps de manipulation et de comptabilité, ce qui compense les frais de transaction qu'ils doivent acquitter auprès des émetteurs.

En outre, la popularité grandissante des achats en ligne réduit de plus en plus l'utilité du numéraire.

En 2011, la valeur moyenne d'une transaction réglée au comptant était de 18$. Celles acquittées avec une carte de débit et de crédit, de 44$ et d'un peu plus de 100$, respectivement. Ce sont donc les petites coupures de 5, 10 et 20$ que les gens trimballent avant tout dans leur portefeuille. La plupart des guichets automatiques sont garnis de coupures de 20$, d'ailleurs.

Enfin, de moins en moins de consommateurs s'attendent à payer moins cher s'ils acquittent leurs factures en espèces.

Tous ces renseignements n'ont pas dû surprendre la Banque. Une recherche publiée dans sa Revue à l'automne 2012 allait dans la même direction.

Ses auteurs soutiennent, sur la foi de données de Statistique Canada selon lesquelles l'économie souterraine serait en recul, que la demande accrue pour les grosses coupures servirait, depuis la récession, à thésauriser.

Autrement dit, on se fierait davantage à son matelas qu'à sa banque ou à sa caisse populaire pour conserver son avoir, malgré la garantie de la Société d'assurance-dépôts du Canada jusqu'à concurrence de 100 000$ par compte!

De 2001 à 2013, la valeur des billets de banque en circulation est passée de 38,8 milliards à 66,6 milliards, selon le bilan de la Banque du Canada.

De cette somme, 35,04 milliards étaient en coupures de 100$, l'an dernier. Autrement dit, chaque Canadien, enfants compris, détiendrait 1000$ en billets bruns.

De 2012 à 2013, la valeur des billets en circulation a progressé de 4,57%, soit un point de pourcentage de plus que la croissance de la taille de l'économie.

À y regarder de plus près, on constate que la valeur des 20$ a progressé de 1,9% seulement, alors que celle des 5$ a même diminué de 2,4%. Cela accrédite le fait que les billets servent de moins en moins de mode de règlement des transactions au détail.

Par contre, la valeur des coupures de 100$ a bondi de 7% et celle des 50$, de 5,9%.

Pourquoi?

Ce phénomène n'est pas propre au dollar canadien. On l'observe aussi avec le dollar américain, l'euro et le yen, par exemple. Dans le cas de l'euro, il existe même des coupures très prisées de 500, soit l'équivalent de 725$.

Selon Kenneth Rogoff, professeur d'économie à Harvard, le papier-monnaie a peut-être dépassé sa vie utile pour régler des transactions.

«De plus en plus d'éléments tendent à prouver que, dans la plupart des pays, une forte proportion de devises en circulation, souvent bien plus de 50%, sert précisément à cacher des transactions», écrit-il.

La valeur des dollars américains en circulation équivaut à 7% de la production annuelle des États-Unis. Celle des euros, à 10% de la taille de la zone, celle des yens, à 18% de l'économie nippone.

Mince consolation, au Canada, c'est 3,5% seulement.

Si les banques centrales persistent à mettre en circulation des billets, c'est pour répondre à la demande, disent-elles, des institutions financières.

C'est une belle couverture. En fait, le monopole d'émission de billets, le seigneuriage dans le jargon économique, est très lucratif. L'an dernier, il a dégagé un bénéfice de 1,2 milliard à la Banque du Canada, précise son Rapport annuel.

Mais combien coûte l'économie souterraine au Trésor fédéral?

- Avec la collaboration de William Leclerc