Le 6 septembre 2022. Au petit matin, une femme est poignardée chez elle par son partenaire en Uruguay. Le cinquième féminicide en un mois dans le pays.
Pour Helena Suárez Val, doctorante spécialisée en féminicides et militantisme numérique à l’Université de Warwick, c’est une tragédie de trop. De son domicile en Uruguay, elle scrute toutes les publications liées à l’évènement sur le web. Elle classe les informations dans un tableau. Nom de la femme : Salomé. Âge : 38 ans. Lieu : quartier de Talar, dans la ville de Pando. Catégorie : meurtre de femme trans. Etc.
Cet exercice est le quotidien de la chercheuse depuis 2015. Helena Suárez Val est derrière le projet Feminicidio Uruguay, visant à pallier le manque de données officielles sur les féminicides dans son pays. Chaque jour, elle parcourt les journaux locaux et les réseaux sociaux, à la recherche de nouveaux cas rapportés. « La collecte de ces données est vraiment triste et frustrante, dit-elle en anglais. Mais en même temps, c’est une manière de sentir que je fais quelque chose. »
Des centaines d’initiatives comme celle d’Helena Suárez Val ont pris vie au cours des dernières années, en réponse à l’inaction des gouvernements : Women Count USA aux États-Unis, Féminicides par compagnons ou ex en France, Femicid.net en Russie… À partir des nouvelles locales ou des documents judiciaires et policiers, ces militants recensent et analysent les cas de féminicides de leur pays.
Pour des données canadiennes
Selon Myrna Dawson, professeure de sociologie à l’Université de Guelph, en Ontario, ce travail est nécessaire pour prévenir de nouveaux drames. Une documentation adéquate permet notamment de déterminer les facteurs susceptibles de mettre la vie de femmes et de filles à risque. « Le féminicide est un problème spécifique et nécessite des données, des recherches et des solutions spécifiques », souligne-t-elle.
Au Canada, « il n’y a pas de documentation officielle sur les féminicides, en grande partie parce qu’il n’y a pas non plus de reconnaissance officielle du féminicide en tant que problème social important dans le pays », déplore Myrna Dawson.
Une enquête de Statistique Canada recueille chaque année des renseignements sur les homicides dans la population. « Mais ces données déclarées par la police sont insuffisantes quand vient le temps de déterminer s’il s’agit d’un meurtre lié au sexe ou au genre, explique-t-elle. C’est en partie parce que les instruments de collecte de données ont été historiquement conçus pour étudier les homicides d’hommes par des hommes. »
En 2017, la professeure Dawson a créé l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation (OCFJR) dans le but d’améliorer la documentation sur les féminicides et d’augmenter la sensibilisation par rapport à cet enjeu. Le dernier rapport #CallItFeminicide de l’Observatoire fait état de 173 femmes et filles tuées violemment au pays en 2021, soit près d’une tous les deux jours.
Unies pour la cause
« Les données sont une façon d’attirer l’attention sur cet enjeu, mais aussi de se souvenir de ces femmes et de leur vie », souligne Helena Suárez Val.
Pour soutenir les initiatives qui en font la collecte, la chercheuse uruguayenne s’est entourée de deux autres militantes : Catherine D’Ignazio, directrice du Data+Feminism Lab au réputé Massachusetts Institute of Technology (MIT), et Silvana Fumega, responsable de la recherche et des politiques à l’Initiative latino-américaine pour les données ouvertes (ILDA). Ensemble, elles ont créé le projet Data Against Feminicide.
L’un des volets du projet : le développement de technologies basées sur l’intelligence artificielle. Un système d’alerte a été entraîné par apprentissage automatique à reconnaître tout article lié à un féminicide. Il dépouille les journaux locaux en continu et envoie des courriels à ses utilisateurs pour rapporter les derniers cas.
Depuis cette année, plusieurs groupes se servent du système d’alerte, notamment aux États-Unis et en Amérique latine. « Cet outil nous facilite la tâche, affirme Helena Suárez Val. Il réduit également notre exposition à la violence, car il filtre les articles liés aux homicides que nous aurons à lire. »
Mais plus encore, Data Against Feminicide a pour objectif de former une communauté internationale parmi les militants qui recueillent ces données. Les instigatrices du projet ont répertorié plus de 150 regroupements qui font ce travail dans le monde. Elles organisent des évènements pour leur donner l’occasion de se rencontrer et de faire partager leur savoir-faire.
« Il y a une effervescence, s’enthousiasme Helena Suárez Val. Plusieurs réseaux se créent parmi les militants. Notre projet participe à ce phénomène, et j’en suis fière. »
Tout un système à repenser
Malgré les succès du projet, beaucoup de travail reste à faire pour que la collecte de données officielles précises soit une priorité des gouvernements, insiste Myrna Dawson, de l’OCFJR. « Nous devons commencer à nous demander pourquoi ces données importantes pour la prévention du féminicide et de la violence masculine à l’égard des femmes et des filles ne sont pas collectées systématiquement, à l’heure actuelle », soutient-elle.
« Il y a encore plusieurs limites dans les législations, dans les ressources humaines travaillant avec les données et dans la reconnaissance de cet enjeu », renchérit Silvana Fumega. Mais la chercheuse de l’ILDA ne baisse pas les bras. Au sein de son organisme, elle travaille avec les gouvernements de plusieurs pays pour standardiser la documentation des féminicides.
« Peut-être qu’un jour, nous n’aurons plus besoin de recueillir ces données parce que ce ne sera plus un enjeu, se permet de rêver la chercheuse. C’est le but ultime du projet, être inutile ! J’aimerais vraiment être encore vivante à ce moment-là. »
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- 23 %
- Augmentation du nombre de femmes et de filles tuées violemment au Canada entre 2019 et 2021
source : Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation- 46
- Nombre de féminicides par un partenaire intime recensés au Canada en 2021
Source : Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation -
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- Nombre de meurtres de femmes et de filles impliquant un accusé de sexe masculin recensés au Québec en 2021
Source : Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation- 31
- Nombre de féminicides recensés en Uruguay en 2021
Source : Feminicidio Uruguay