C'est une maison discrète, sous haute surveillance, dans un quartier paisible. On ne devine pas en y entrant la souffrance qu'il y a derrière ses murs.

Dans la salle à manger, plusieurs femmes autour de la table recouverte d'une nappe avec des marguerites. Elles sont jeunes pour la plupart. À tour de rôle, elles se racontent, sous le regard compatissant d'Emmanuela et de Laetitia, deux des intervenantes à la maison d'hébergement Transit 24.

 

Il y a Djamila (*), 22 ans. Une Algérienne timide qui parle tout doucement. Elle n'est à Montréal que depuis un mois et demi. Elle a été parrainée par un compatriote vivant ici, rencontré sur l'internet, à qui elle a uni sa destinée. La mariée ne collait pas à l'image qu'il s'en faisait. Il a voulu faire annuler le mariage et la renvoyer en Algérie comme une vulgaire marchandise. Ne connaissant personne ici, elle s'est réfugiée à Transit 24.

Il y a Sissi. Une jeune femme du Bangladesh au regard désespéré. Une autre histoire de parrainage et de mariage arrangé qui a mal tourné. Elle ne connaît personne ici, ne parle pas français et très peu anglais. Une dame avec qui elle a sympathisé dans l'avion lui sert d'interprète.

Il y a Clémence. Une dame de 60 ans de Montréal. Elle a fui un conjoint violent et alcoolique avec qui elle vivait depuis 11 ans. Il voulait qu'elle se prostitue. «Il me disait: «Si t'es pas contente, suicide-toi donc.» Au moins, je ne suis plus en prison. Parce que c'était vraiment comme la prison avec lui.» Elle veut repartir à zéro. «Je me suis gâtée. Je me suis achetée des débarbouillettes pour moi. Il ne me laissait jamais avoir rien pour moi.»

Il y a Emma, une jeune maman de Trinité-et-Tobogo qui vit dans le quartier Parc-Extension. Elle est arrivée la veille chez Transit 24. Elle a rencontré son conjoint à Trinité, il y a cinq ans, alors qu'il y était en vacances. Il lui a dit: «Viens avec moi au Canada, on va se marier.» Elle l'a suivi. Il n'a pas voulu qu'ils se marient. Ils ont eu deux enfants. Il est alcoolique et violent. Elle est sans statut, ne connaît personne ici et dépend complètement de lui. «Il fallait que je parte pour les enfants. Personne ne mérite de vivre ça», dit-elle. Elle pleure en serrant son bébé dans ses bras. Blandine, la directrice du refuge, lui tend un mouchoir.

La porte de la salle à manger est ouverte. Il pleut. «Bon, qu'est-ce qu'on mange?» lance Blandine pour détendre l'atmosphère.

Le midi, Transit 24 reçoit les surplus d'un centre de jour pour personnes âgées. Pour le souper, on demande aux femmes de cuisiner chacune à leur tour. Parfois, c'est du couscous. Parfois, c'est du pâté chinois. Clémence a fait du pain de viande la semaine dernière. Ce soir, c'est le tour de Djamila. Elle s'y mettra tout à l'heure, après son rendez-vous avec son avocate.

Une femme arrive. C'est Louise, 72 ans. Je l'avais croisée un peu plus tôt, à l'entrée. Elle sortait pour faire une marche. «Pour ventiler», m'avait-elle dit. Une dame bien mise, d'une maigreur suspecte. Elle raconte qu'elle vivait avec un homme violent depuis 25 ans. « J'ai eu un mauvais départ dans la vie. Ma mère m'a violentée et m'a mise à la porte à 17 ans.»

Elle ajoute avoir vécu dans la peur durant 25 ans avec un conjoint violent. Vingt-cinq ans à se laisser dépérir. «À 82 livres, je me suis réveillée. Mon poids normal, c'est 115. C'est comme si j'avais un pied dans la tombe. Je me suis dit: il n'aura pas ma peau», raconte-t-elle, la voix chevrotante.

Vingt-cinq ans, donc, à encaisser des coups, à cacher les couteaux hors de la vue de son conjoint, à trouver de nouvelles stratégies pour survivre. «Je ne voulais pas finir handicapée, moi, si active. Je m'arrangeais pour toujours dormir sur le dos.»

Pourquoi n'avoir pas fui plus tôt? Louise se pose elle-même la question. «C'était l'enfer. Mais j'étais pognée dans le tourbillon. L'appartenance à ce gars-là faisait en sorte qu'on ne peut pas couper les liens. Je me disais toujours qu'un jour, je serais libre.»

Il y a quelques semaines, fuyant son conjoint, elle s'est réfugiée dans un dépanneur. «Pouvez-vous me composer ça?» a-t-elle demandé au commis en tremblant. C'était le numéro de S0S-Violence. C'était occupé! Alors on a appelé le 9-1-1.»

Louise dit qu'elle se sent enfin libre. «Je ne vomis plus. Ça va mieux.» Elle s'excuse de parler autant. «Ça fait 25 ans que je n'ai pas parlé.» Elle s'étonne qu'on l'appelle par son prénom. Elle en a les larmes aux yeux. «Il ne m'a jamais appelée par mon nom. C'était toujours: « Maudite folle».»

«Tu t'appelles Louise. Et tout le monde ici t'apprécie», lui répète Blandine. Louise est encore au bord des larmes. «C'est vrai?» demande-t-elle, incrédule.

«Chaque dame âgée qu'on reçoit, c'est comme 10, dit Blandine. Des fois, elles ont enduré 50 ans de violence. C'est incroyable de voir comment la violence fait des petits.»

Plus tard, Mélodie viendra s'asseoir pour prendre une bouchée. Une belle grande fille originaire du Cameroun. Elle a rencontré son conjoint canadien par l'internet. Il a lui a dit: «Viens, on va se marier.» Quand elle est arrivée ici, il lui a demandé de se prostituer. Elle a refusé. Il l'a violée. Elle a fui.

Des histoires comme celles-là, Blandine et les intervenantes de Transit 24 en entendent tous les jours depuis 20 ans. Elles voient défiler des histoires de parrainage qui tournent au drame (voir encadré). Des histoires de torture, de poils arrachés un à un, de revolver mis sur la tempe, de femmes brûlées avec des cigarettes. Des histoires de mariages annulés pour cause de non-virginité. Des histoires de femmes que l'on traite comme des esclaves.

Les femmes se posent ici un temps. Quelques jours seulement pour certaines. Quelques mois pour d'autres. On les épaule, on les écoute, on les guide. Et on les voit repartir, un peu plus fortes, mais toujours fragiles. On s'inquiète pour elles quand elles ne donnent plus de nouvelles.

Il reste une petite fille de 3 ans, seule dans la salle à manger. Où est sa maman? Elle est partie avec la police chercher ses effets personnels, m'explique-t-on. En attendant, sa fille joue avec des petites pouliches en plastique. «Ça, c'est la maman cheval. Et lui, c'est le bébé cheval. Le papa est à la police», dit-elle, en sondant mon regard. «J'ai fait un mauvais cauchemar, il y avait un loup qui me prenait à la gorge. Mais je n'ai pas peur. Je n'ai peur de rien.»

Quelques minutes plus tard, Julie, l'intervenante jeunesse vient voir l'enfant. «Il y a quelqu'un pour toi.» «Maman!» crie la fillette en se réfugiant dans ses bras.

La maman, grande et mince, a les traits tirés. Elle a un sac poubelle à la main. Sur la terrasse, devant un verre de jus de pomme, elle me racontera qu'elle a été victime de sévices dans son enfance, que son mari violent menace de kidnapper leurs enfants et de partir en Algérie. «C'est comme si je vivais avec un animal. Il me frappait, m'obligeait à faire l'amour, m'empêchait de sortir.»

Les gens à qui elle en parlait lui disaient: «Appelle la police.». «C'est comme si on me disait: «Grimpe en haut de l'arbre».» C'est finalement le psychologue qui la suivait qui l'a convaincue d'appeler SOS-Violence. «Ce que j'ai apprécié, c'est qu'ils m'ont tout de suite prise au sérieux.»

Comment font Blandine, Laetitia, Emmanuela et les autres pour encaisser jour après jour tant d'histoires d'horreur? «Ici, c'est quand même le début de l'espoir», dit Olga, la réceptionniste. Cela dit, il y a parfois une «fatigue de compassion» qui s'installe, reconnaît Blandine. «Qu'est-ce qui se passe quand ça devient trop lourd? Si on se blinde trop, sommes-nous aussi efficaces? Sommes-nous assez nombreuses pour aider?»

Blandine, qui est d'origine camerounaise, raconte qu'elle a eu un choc quand elle a été embauchée chez Transit 24 pour un job d'été en 1990. «De découvrir que des femmes en Occident sont aussi mal prises, ça m'a étonnée.» Le job d'été est vite devenu une vocation pour elle.

Plus tard, Emma reviendra me voir. Elle ne pleure plus. Elle veut à tout prix me parler pour laisser savoir à toutes celles qui se trouvent dans sa situation qu'elles n'ont pas à endurer des années de violence. «Moi, si j'avais su avant qu'un endroit comme celui-ci existait, je serais venue plus tôt.»

Malheureusement, de nombreuses femmes isolées en situation de détresse le resteront. Parce qu'elles ne connaissent pas leurs droits et vivent dans une dangereuse situation de dépendance. «On ne rejoint pas toutes les femmes, souligne Lise Hamel, bénévole depuis 20 ans. Elles ont peur. Il faut leur enlever cette peur. Ou à tout le moins les convaincre d'appeler pour demander de l'aide.»

Ligne d'urgence SOS-VIOLENCE: 1-800-363-9010

(*) Tous les prénoms sont fictifs par mesure de sécurité.

Le piège du parrainage

«Les femmes parrainées vivent dans un contexte de dépendance légale vis-à-vis de leur conjoint qui devient par contrat leur garant. En effet, dans le cadre d'un parrainage, le conjoint devra assumer les besoins essentiels (logement, nourriture, vêtement, etc.) de son épouse pendant trois ans. Cette dernière a le droit de travailler et pourra bénéficier de prestations sociales en cas de cessation d'emploi. Cependant, le conjoint aura l'obligation de rembourser ces prestations à l'État, ce qui place les femmes parrainées dans un dilemme moral et une situation de vulnérabilité. Le parrainage renforce la dépendance économique et psychologique des femmes à leurs conjoints. Les femmes parrainées qui décident de fuir la violence conjugale, craignent l'interruption du parrainage et croient souvent qu'il est juridiquement impossible de quitter leur agresseur. Or, le ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration du Canada reconnaît la violence conjugale comme un motif valable pour justifier la rupture de l'engagement de parrainage.»

(Extrait de Répondre aux besoins des femmes immigrantes et des communautés ethnoculturelles, Fédération de ressources d'hébergement pour femmes violentées et en difficulté du Québec, Table de concertation en violence conjugale de Montréal et Protocole UQAM-Relais-femmes, 2007).