Des Canadiens qui se sont portés volontaires pour combattre les forces russes en Ukraine disent avoir posé des mines antipersonnel dans l’est du pays, sous l’autorité de l’armée ukrainienne. Un geste qui constitue une violation de la Convention d’Ottawa, adoptée en 1997 par 164 pays.

« Les mines sont partout, ici c’est normal d’en installer »

Des combattants volontaires canadiens partis se battre en Ukraine contre les Russes disent avoir participé à des opérations d’installation de mines antipersonnel dans l’est du pays, un geste qui constitue une violation de la Convention d’Ottawa.

Ce traité international adopté en 1997, que le Canada et l’Ukraine ont tous deux ratifié, interdit l’utilisation, le stockage et la fabrication de ces charges explosives mortelles, qui tuent chaque année plus de civils que de militaires, dont beaucoup d’enfants.

Selon ce qu’ont affirmé à La Presse deux combattants canadiens présents en Ukraine, certains bataillons ukrainiens ont posé au cours des derniers mois des quantités importantes de mines antipersonnel dans l’est du pays pour limiter la progression des soldats russes. Ces deux combattants canadiens, que La Presse a promis de ne pas nommer pour assurer leur sécurité, ont participé à ces opérations à la demande de leurs supérieurs. L’un de nos informateurs affirme avoir transmis à son commandement la position GPS précise des mines qu’il a installées, afin qu’elles soient enregistrées dans une base de données militaire.

C’est la guerre. Les mines, elles sont partout. Ici, c’est comme normal d’en installer pour pouvoir se défendre et se protéger.

Un combattant volontaire canadien

La Russie n’est quant à elle pas signataire du traité. De nombreux rapports indiquent que ses troupes ont déployé massivement des mines antipersonnel à plusieurs endroits en Ukraine.

Depuis l’invasion de la Crimée par la Russie en 2014, le Canada a investi plus de 16 millions de dollars pour fournir de l’équipement de déminage et financer des opérations visant à cartographier et à déminer plusieurs secteurs en Ukraine. L’Ukraine, pour sa part, s’est adressée à l’ONU à deux reprises pour l’informer de son incapacité à garantir le respect de la Convention d’Ottawa interdisant les mines antipersonnel, affirmant que l’agresseur russe avait déployé illégalement des mines en Crimée ainsi que dans les régions de Louhansk et de Donetsk. « L’Ukraine n’assume aucune responsabilité pour les actions illégales de la Fédération de Russie et ses forces occupantes », peut-on lire dans une lettre adressée par le ministre des Affaires étrangères ukrainien au secrétaire général de l’ONU.

PHOTO NATACHA PISARENKO, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

L’Ukraine a déjà informé l’ONU de son incapacité à respecter la Convention d’Ottawa, affirmant que l’armée russe avait déployé des mines en Crimée ainsi que dans les régions de Louhansk et de Donetsk.

Les organisations Human Rights Watch et Landmine Monitor affirment toutes deux n’avoir aucune « information crédible » démontrant que l’Ukraine utilise des mines antipersonnel dans le cadre de la guerre. Le chef d’état-major des armées des États-Unis, le général Mark Milley, a toutefois déclaré en avril que des mines antipersonnel sont « utilisées de façon efficace par les forces ukrainiennes » pour contraindre les soldats russes à progresser dans des secteurs où ils sont plus vulnérables aux armes fournies par l’Occident. « C’est une des raisons pour lesquelles on voit des colonnes et des colonnes de véhicules russes se faire détruire », a-t-il soutenu devant une commission du Sénat américain.

Pas un crime de guerre, mais…

La Convention d’Ottawa, ratifiée par 164 pays à ce jour, n’a pas exactement la même portée que les Conventions de Genève et le Statut de Rome, qui balisent le droit de la guerre et les crimes qui en découlent. Plusieurs États membres de la Cour pénale internationale ont refusé de définir l’usage spécifique des mines antipersonnel comme un « crime de guerre » en 2017.

Les pays signataires de la Convention d’Ottawa doivent plutôt adopter des lois d’application locale qui prévoient les sanctions criminelles ou pénales pour les contrevenants reconnus coupables sur leur territoire.

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Un démineur russe à l’œuvre, en juillet dernier, dans un secteur près de Marioupol, dans l’est de l’Ukraine

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Opération déminage par un soldat prorusse dans une rue de Donetsk, le 31 juillet dernier

Dans le cas des combattants canadiens, si une telle loi est appliquée en Ukraine, il y a « peu de chances qu’un procureur ukrainien intente des poursuites contre des combattants volontaires pour quelque chose qu’ils ont fait pour défendre le pays », affirme Marina Sharpe, professeure de droit international au Collège militaire royal de Saint-Jean. « Ça n’arrivera pas. »

Ces combattants pourraient théoriquement être accusés de violation de la Convention d’Ottawa à leur retour au pays, mais les probabilités qu’une telle chose se produise sont encore plus faibles, estime Mme Sharpe, puisque le Canada a traditionnellement toujours poursuivi des militaires de haut rang responsables de nombreux crimes de guerre, plutôt que de simples soldats ayant agi sous les ordres de leurs supérieurs.

Julia Grignon, chercheuse en droit des conflits armés à l’Université Laval, souligne qu’aucune condamnation ne s’est produite à ce jour au Canada en lien avec le traité.

Le Canada pourrait décider d’engager des poursuites. Il le fait pour certains crimes de guerre. Mais pour les mines antipersonnel, je n’ai jamais vu ça.

Julia Grignon, chercheuse en droit des conflits armés à l’Université Laval

Néanmoins, ces combattants « se mettent à risque au regard du droit humanitaire international », souligne Mulry Mondélice, professeur de droit international et de droits de la personne au Collège militaire royal de Saint-Jean. « Les mines antipersonnel entrent dans la catégorie des moyens de combat qui ne font pas de distinction entre les combattants et les civils. [Les attaques visant sans distinction combattants et civils sont] une violation des normes du droit international humanitaire », souligne le juriste.

« La difficulté est de prouver l’intention », nuance Mme Sharpe.

L’Ukraine, un mauvais élève

L’Ukraine, qui a ratifié la Convention d’Ottawa en 2005, dispose d’un stock de plus de 3,3 millions de mines antipersonnel héritées de son passé soviétique, selon le rapport annuel produit par Landmine Monitor, organisation affiliée à l’International Campaign to Ban Landmines. Le pays s’est régulièrement fait taper sur les doigts parce qu’il n’a pas respecté son obligation de détruire cet arsenal cinq ans après sa ratification du traité.

En tant qu’État, l’Ukraine ne risque toutefois pas grand-chose s’il est démontré qu’elle utilise des mines antipersonnel dans le cadre de la guerre, sinon l’opprobre international.

La Convention d’Ottawa est un traité très conciliant. Contrairement à d’autres conventions comme celle interdisant la torture, son intention n’est pas de punir les États, mais de les inciter à mieux agir.

Marina Sharpe, professeure de droit international au Collège militaire royal de Saint-Jean

Dans une déclaration transmise par courriel à La Presse, la porte-parole d’Affaires mondiales Canada, Marilyne Guèvremont, a indiqué que le ministère « est au courant que l’Ukraine n’a pas respecté les délais prévus par la Convention » en ce qui a trait « à la destruction de son stock de mines antipersonnel ». « Le Canada a récemment accordé un financement à des organisations expérimentées [qui participent au déminage en Ukraine]. Ce financement est octroyé en tenant soigneusement compte des risques et est soumis à un processus de diligence raisonnable rigoureux », a ajouté la porte-parole.

Sans répondre directement aux affirmations de nos deux sources, Affaires mondiales Canada assure suivre la situation en Ukraine « de très près ». « Nous continuons à encourager l’Ukraine à respecter ses obligations en tant qu’État membre de la Convention », a ajouté Mme Guèvremont dans son courriel.

Depuis les premières incursions russes en Crimée en 2014, l’Ukraine est devenue l’un des neuf pays les plus « massivement contaminés » par les mines antipersonnel, à un niveau aujourd’hui comparable à celui de l’Afghanistan, du Cambodge, de l’Irak, du Yémen et de la Bosnie-Herzégovine, indique le rapport de Landmine Monitor.

Lloyd Axworthy demande une enquête

L’ancien ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement Chrétien Lloyd Axworthy, un acteur central dans l’adoption de la Convention d’Ottawa bannissant les mines antipersonnel, demande au gouvernement Trudeau d’enquêter au sujet du déploiement possible par l’Ukraine de ces armes interdites dans l’est du pays.

PHOTO FRED CHARTRAND, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Lloyd Axworthy en 2017

« Je fais appel aux enquêteurs du gouvernement canadien pour qu’ils posent des questions aux Ukrainiens à ce sujet, dit M. Axworthy. Le Canada peut envoyer une note diplomatique pour demander à l’Ukraine des explications ou lui demander de faire elle-même sa propre enquête. L’ONU aussi a des capacités d’investigation », souligne l’ancien ministre libéral.

M. Axworthy réagissait aux révélations de La Presse selon lesquelles des combattants volontaires canadiens partis se battre en Ukraine contre les Russes disent avoir posé des mines antipersonnel au cours des derniers mois dans l’est du pays, dans le cadre d’opérations dirigées par des militaires ukrainiens.

PHOTO ALEXANDER ERMOCHENKO, ARCHIVES REUTERS

Opération déminage des forces russes dans une rue de Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, le 31 juillet dernier

La situation doit être portée à l’attention du président ukrainien Volodymyr Zelensky, estime M. Axworthy. « Il comprendrait qu’il s’agit d’une violation sérieuse face à un engagement très important qu’ils ont pris. »

L’Ukraine est un des 164 pays qui ont ratifié la Convention d’Ottawa, un traité international sous l’égide de l’ONU interdisant l’utilisation, le stockage et la fabrication de mines antipersonnel. Ces charges explosives enfouies dans le sol tuent bon an, mal an environ 7000 personnes dans le monde, dont une vaste majorité de civils, très souvent des enfants. Elles demeurent actives des années après la fin des hostilités.

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des membres des forces prorusses tentent de déminer les abords d’une ligne à haute tension dans la région de Marioupol, dans l’est de l’Ukraine, en juillet dernier.

« Ça affaiblit leur position »

« En ce moment, indique M. Axworthy, les Ukrainiens sont très dépendants des armes fournies par l’Occident, incluant celles envoyées par le Canada. Le fait qu’ils violent un traité majeur [comme la Convention d’Ottawa] nuirait à leur cause. »

« Il ne manque pas de preuves illustrant les atrocités commises par la Russie, incluant le fait qu’ils utilisent des mines antipersonnel », souligne M. Axworthy.

Maintenant, si les Ukrainiens commencent à le faire aussi, malheureusement, je crains que ça affecte la campagne de réprimandes qu’ils mènent en déplorant que les Russes violent toutes les règles. Cela affaiblit leur position.

Lloyd Axworthy

« L’important, je pense, est de soulever la question et de voir quelle sera la posture des autres pays », ajoute-t-il.

Nomination au prix Nobel de la paix

L’engagement de M. Axworthy dans l’adoption du traité antimines lui a valu une nomination au prix Nobel de la paix en 1997 (c’est finalement l’International Campaign to Ban Landmines qui a remporté la prestigieuse distinction).

Le politicien a souvent été critiqué pour l’adoption du traité sans la participation de certains des pays parmi les plus puissants, dont les États-Unis, la Russie, la Chine et l’Iran, tous d’importants producteurs de mines antipersonnel. Le gouvernement Biden a cependant annoncé en juin dernier qu’il allait officiellement limiter leur usage, sauf dans la péninsule coréenne, où des centaines de milliers de mines sont déployées dans la zone démilitarisée.

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Une affiche met en garde contre la présence de mines antipersonnel dans un champ de tournesols près de Kyiv.

Vingt-cinq ans après l’adoption du traité, M. Axworthy en défend néanmoins ardemment la valeur morale.

Le risque, c’est que quelque part, dans 20 ans, un enfant marche dans un champ et se fasse arracher une jambe.

Lloyd Axworthy

« C’est la raison pour laquelle on appelle les mines le “tueur invisible”. Elles provoquent des atrocités à long terme », souligne l’ex-politicien.

« Je peux comprendre que, sur la ligne de front, des commandants placés dans des circonstances désespérées, et eux-mêmes exposés aux mines russes, vont faire tout ce qu’ils peuvent pour protéger le territoire. Mais on ne remplace pas une injustice par une autre », lâche M. Axworthy.

Les pays qui ont refusé de signer la Convention d’Ottawa

  • Amérique : États-Unis, Cuba
  • Asie et Pacifique : Chine, Inde, Corée du Nord, Corée du Sud, Viêtnam, Laos, Micronésie, Mongolie, Birmanie, Népal, Pakistan, Singapour, Tonga
  • Europe, Caucase et Asie centrale : Russie, Géorgie, Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizistan, Arménie, Azerbaïdjan
  • Moyen-Orient et Afrique du Nord : Iran, Israël, Liban, Égypte, Arabie saoudite, Maroc, Syrie, Émirats arabes unis, Libye, Bahreïn

Source : Landmine Monitor 2021

En savoir plus
  • 7000
    Nombre de personnes tuées par des mines en 2020. Quatre-vingts % étaient des civils ; la moitié des victimes civiles étaient des enfants.
    Source : Landmine Monitor 2021
    Les neuf pays les plus « massivement contaminés »
    Ukraine, Afghanistan, Cambodge, Croatie, Turquie, Irak, Yémen, Éthiopie et Bosnie-Herzégovine
    Source : Landmine Monitor 2021