Mark Lévy entreposait depuis 1978 des barils d'huile contaminée aux BPC à Saint-Basile-le-Grand - un lieu qui faisait déjà partie de la liste des délinquants du ministère de l'Environnement. Le 23 août 1988, un incendie a embrasé l'édifice de bois, laissé sans surveillance. Le lendemain matin, le Conseil des ministres de Robert Bourassa s'est réuni dans une ambiance fébrile. Vingt-cinq ans plus tard, la transcription des délibérations à huis clos entre les ministres de l'époque vient d'être rendue publique.

Quelque 3000 personnes évacuées pendant plus de deux semaines parce qu'on craignait la contamination à cause de la présence de dioxines toxiques: le gouvernement Bourassa n'a rien ménagé pour s'assurer que la population de Saint-Basile-le-Grand, Sainte-Julie et Saint-Bruno soit protégée.

Derrière les portes closes du Conseil des ministres, le responsable de l'Environnement à l'époque, Clifford Lincoln, justifie l'opération de la veille.

«En Italie, un accident semblable avait eu lieu à la suite duquel on avait permis aux gens de réintégrer leur demeure avec le résultat que des problèmes de santé importants ont été enregistrés par la suite», retient le procès-verbal de la réunion tenue dès le lendemain - un document signé par Robert Bourassa.

D'entrée de jeu, le ministre Lincoln indique que «l'entrepôt qui a brûlé hier a fait l'objet de demandes répétées de son ministère pour qu'on y installe certains systèmes de sécurité".

Plus de 35 000 gallons (plus de 130 000 litres) d'huile contaminée venant surtout des transformateurs d'Hydro-Québec se sont envolés en fumée, mais près de 300 barils intacts sont restés sur place.

Ce matin-là, M. Lincoln voyait déjà ces résidus comme «un problème important». «Il faut éviter qu'ils n'éclatent et que les BPC se répandent sur le sol.»

Les coûts de transport sont importants, et le seul incinérateur pouvant éliminer ces déchets de façon sécuritaire est en Alberta. «Le problème, c'est que personne ne veut d'un incinérateur sur son territoire.»

Mark Lévy, propriétaire de l'entrepôt, est "introuvable". Il possède d'ailleurs d'autres installations du genre au Québec. En fait, M. Lévy est parti le matin même pour la Floride - il ne remettra pas les pieds au Québec.

La semaine suivante, «dans la région, la situation demeure assez émotive», note le ministre Lincoln dans sa présentation. «Une bonne partie des gens demeurent sceptiques» quant à l'éventualité de réintégrer rapidement leurs demeures.

Marc Lévy a parlé à un fonctionnaire de l'Environnement à deux reprises avant de mettre les voiles vers les États-Unis. «La possibilité de demander son extradition est étudiée, mais les chances de réussir apparaissent minces, compte tenu qu'il n'y a pas eu de plainte criminelle», se font dire les ministres.

Nouvelles mesures

Clifford Lincoln brosse le tableau des lieux d'entreposage des BPC au Québec - on compte alors pas moins de 350 lieux d'entreposage de déchets dangereux, martèle le ministre, qui plaide pour que de telles catastrophes doivent, à l'avenir, "à tout prix être évitées».

Du même souffle, il présente un mémoire, une proposition au gouvernement: Québec devrait éliminer tous les BPC de son territoire dans les cinq prochaines années, plutôt que les dix ans prévus à ce jour. La réglementation sera resserrée, des obligations nouvelles, imposées aux propriétaires de lieux d'entreposage dangereux.

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«Un désastre en puissance»

Dans un français toujours impeccable, l'ancien ministre Clifford Lincoln, qui a aujourd'hui 85 ans, se souvient des événements. Sa mémoire est sans faille.

«Quand j'étais arrivé en poste [à la fin de 1985], j'avais mandaté un avocat très compétent pour s'occuper de ce dossier. Daniel Green et la Société pour combattre la pollution m'avaient convaincu que Saint-Basile était un désastre en puissance.»

«Il n'y avait aucune clôture à l'extérieur, à l'intérieur c'était le fouillis, les barils étaient pêle-mêle, il y avait des torchons imbibés d'huile, les carreaux étaient brisés. Le bâtiment n'était pas à l'épreuve du feu, un pyromane a lancé une torche... Comment a-t-on pu donner un permis à Lévy en premier lieu, c'est un grand mystère!», lance l'ancien politicien.

Comme l'incendie est survenu par la suite, «j'ai dû prendre la responsabilité, mais on devrait demander des explications à ceux qui ont permis ça au centre de Saint-Basile». M. Lévy avait un autre centre, dans des conditions similaires, à Shawinigan.

Un peu avant les élections de 1989, le gouvernement Bourassa envoie les barils qui restent sur un navire russe à destination de l'Angleterre. Là-bas, la population refuse de recevoir la cargaison empoisonnée. Le navire fait marche arrière et revient donc au Québec.

Pour les entreposer, le gouvernement choisit Manic 2, dans la circonscription de Saguenay - le député Ghislain Maltais n'avait pas appuyé Robert Bourassa à la course à la direction de 1983. La population de Baie-Comeau manifeste, les barils devront être escortés par la brigade antiémeute de la Sûreté du Québec. Il faudra attendre 10 ans avant qu'ils ne soient mis hors d'état de nuire.