Plusieurs éléments clés de l'enquête antiterroriste menée contre Sabrine Djermane et El Mehdi Jamali qui ont conduit à l'arrestation urgente du couple en avril 2015 n'ont pas été présentés au jury lors du procès parce que des témoins auraient changé leur version des faits. Une soeur cadette de Sabrine a même été accusée d'entrave à la justice. Les 11 jurés sont maintenant séquestrés. La Presse peut vous dévoiler ce qu'ils ne savent pas.

DES DOCUMENTS RÉVÉLATEURS

C'est après avoir recueilli des déclarations jugées « inquiétantes » des proches de Sabrine Djermane et d'El Mehdi Jamali - qui craignaient de les voir partir pour la Syrie ou même de commettre un attentat ici - que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a arrêté les amoureux en avril 2015. La jeune accusée aurait plus d'une fois verbalisé la possibilité d'attaquer le Canada. Pourtant, ces propos ne se sont pas rendus jusqu'aux oreilles du jury. Des témoins auraient cessé de collaborer ou auraient changé leur version des faits. Qu'ont-ils dit à la police ? Des médias ont obtenu une série de documents rédigés au début de l'enquête et dont une portion faisait l'objet d'une ordonnance de non-publication. Cette ordonnance est levée avec l'isolement du jury pendant ses délibérations. Des policiers y résument, entre autres, ce que deux soeurs de Sabrine Djermane et des amis du couple ont raconté aux enquêteurs en avril 2015. Il est important de préciser que la validité de ces informations n'a pas été testée en cour.

« IL FAUT LE FAIRE ICI »

Devant le jury, l'avocat de Sabrine Djermane a plaidé que, sur la base de la preuve entendue, il est possible de conclure que « Sabrine ne connaissait en rien le projet de bombe artisanale. Qu'elle n'a jamais voulu aller rejoindre le [groupe armé] État islamique [EI] ». Ce que le jury ne sait pas, c'est que la jeune accusée aurait menacé plus d'une fois de passer à l'acte sur le sol canadien. Selon le témoignage de sa meilleure amie à la police en 2015, elle aurait déclaré : « Ce qui est bon, c'est d'aller combattre pour notre religion. Et si on ne peut pas y aller, il faut le faire ici. » Elle aurait ajouté qu'un « groupe » allait « bombarder ici » et qu'il fallait être de son côté pour ne pas mourir. À sa soeur, elle aurait laissé entendre qu'ils étaient plusieurs de l'EI prêts à attaquer le Canada ; qu'ils n'attendaient qu'un message. Les deux adolescentes n'ont pas été appelées à témoigner au procès.

DÉJOUER LA GRC

Après avoir reçu la visite des enquêteurs de l'Équipe intégrée de la sécurité nationale, en avril 2015, au condo qu'elle louait avec son amoureux, Sabrine Djermane aurait dit à sa petite soeur avoir réussi à déjouer la Gendarmerie royale du Canada (GRC). C'est ce qui ressort du témoignage de sa cadette, tel que rapporté par la police dans les documents judiciaires obtenus. L'accusée lui aurait aussi manifesté son intention de découvrir qui l'avait dénoncée. À sa meilleure amie, Sabrine aurait dit qu'elle était surveillée par la police. « On voulait partir, mais là, on ne peut plus. » Elle aurait ajouté « qu'au pire », elle irait en prison « 15 ans » et qu'elle partirait combattre après sa libération. La soeur de la jeune femme aurait elle aussi rapporté à la police avoir entendu des propos semblables. « La GRC est partout dans les mosquées », lui aurait-elle déclaré.

DÉNONCÉE PAR SA SOEUR

C'est une soeur aînée de Sabrine Djermane qui a alerté la police en avril 2015. Cela a été établi devant le jury. Ce qui n'a pas été dévoilé, c'est ce qu'elle a dit à la GRC. C'est après avoir assisté à une conférence sur la radicalisation qu'elle aurait commencé à s'inquiéter pour sa soeur. En quelques jours à peine, elle a communiqué plusieurs fois avec l'enquêteur responsable du dossier pour fournir de nouveaux détails sur la « radicalisation » de sa soeur et sur l'influence négative de son copain, El Mehdi Jamali. Selon ses déclarations telles que rapportées dans les documents, ce dernier lui « remplissait la tête de propos concernant les femmes de l'EI ». Elle aurait d'ailleurs raconté avoir confronté Sabrine sur son intention de quitter le Canada. Cette dernière l'aurait rassurée. La dénonciatrice a elle aussi brillé par son absence à la barre.

VOLTE-FACE

Malgré des témoignages incriminants, ni la meilleure amie ni les soeurs de Sabrine Djermane n'ont été appelées à la barre. Pourquoi ? Récemment, Rania Djermane, cadette de l'accusée, a été accusée d'avoir « volontairement tenté d'entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice en déclarant avoir menti lors de déclarations antérieures ». La date de l'infraction tombe durant l'enquête préliminaire du couple, en mai 2016. À l'époque, les procureurs ont rencontré les témoins qu'ils souhaitaient faire entendre pour préparer leurs témoignages. On comprend, par l'acte d'accusation, que Rania Djermane est revenue sur ses propos de 2015 lorsqu'elle a rencontré la Couronne en 2016. Elle n'a pas été appelée comme témoin à l'enquête préliminaire ou au procès. En 2015, les enquêteurs ne lui ont pas fait produire de déclaration sous serment comme ça arrive avec des témoins jugés potentiellement hostiles et qui aurait pu être produite en cour. Idem pour la meilleure amie et la grande soeur, qui ne font l'objet d'aucune accusation en lien avec leurs déclarations.

UN TÉMOIN, DEUX VERSIONS

À propos de l'intention du couple d'aller faire le djihad, le jury n'a en main que de la preuve électronique et circonstancielle, et une liste d'articles de voyage écrite par Sabrine Djermane. Pourtant, El Mehdi Jamali aurait clairement fait part de ses plans à un ami. Selon ce que ce dernier a déclaré à la police en avril 2015, l'accusé « lui a partagé son intention de partir en Syrie et [lui a fait savoir] qu'il effectuait présentement des recherches liées à son départ. » Appelé à la barre par la Couronne pour l'enquête préliminaire du couple en mai 2016, le jeune homme a offert une version différente. Il n'a pas été appelé au procès. Plusieurs mois avant de témoigner, il avait posé des questions à un policier sur l'éventualité de devoir offrir sa version des faits devant l'accusé.

AMIS AVEC DES DJIHADISTES

Les accusés ont tous les deux été rencontrés par la GRC avant leur arrestation. Sabrine Djermane aurait alors confirmé aux enquêteurs être amie avec Shayma Senouci, une Montréalaise qui a fréquenté le collège de Maisonneuve et qui a quitté le Canada pour aller faire le djihad en Syrie, en janvier 2015, avec un groupe de jeunes Québécois. El Mehdi Jamali, de son côté, a eu des discussions sur Facebook avec un autre membre de ce groupe, Mohamed Rifaat, lui aussi de Montréal. Certains de ces échanges Facebook ont été montrés au jury, mais Rifaat y porte un pseudonyme, Abou Hamza Al Jazairi, et sa véritable identité n'a pas été révélée.

LA VERSION DES ACCUSÉS

Sabrine Djermane et El Mehdi Jamali n'ont pas pris la barre pour leur défense. Ils ont toutefois fait des déclarations aux policiers en avril 2015, qui ne font pas partie de la preuve puisque les jeunes n'avaient pas encore été formellement accusés. Aux enquêteurs qui l'ont rencontrée, Sabrine aurait qualifié les agissements de l'EI « d'inhumains ». Elle aurait aussi dit éprouver des problèmes familiaux et avoir fait des démarches pour avoir un nouveau passeport, car son père avait le sien. El Mehdi aurait dit à la police que Sabrine et lui avaient déclaré leurs passeports perdus parce qu'ils les avaient égarés dans un taxi. Il aurait indiqué aux enquêteurs avoir fait appel à un avocat et ne pas souhaiter répondre, qualifiant leur démarche de « chasse aux sorcières ».

RAPPEL DES FAITS

Sabrine Djermane et El Mehdi Jamali ont été arrêtés dans un parc du quartier Villeray le soir du 14 avril 2015, quatre jours après que la soeur de Sabrine eut appelé la police. Inquiète de la « radicalisation » de la jeune femme, la famille voulait empêcher un éventuel départ vers la Syrie et a coopéré avec les autorités. Lors d'une série de perquisitions menées chez les parents du couple et au condo qu'il louait depuis un mois à peine, la GRC a découvert ce que personne n'attendait : une recette manuscrite de bombe artisanale et certains ingrédients pouvant servir à la fabriquer. Une information qui a changé la donne, autant pour les enquêteurs que pour les proches des accusés, puisque Sabrine Djermane et El Mehdi Jamali s'exposaient soudain à la prison à vie.