À Montréal-Nord, il y a les fusillades qui font les manchettes et les défunts qu’on pleure. Mais il y a aussi les coups de feu qui passent sous le radar et les victimes blessées qui restent dans l’anonymat. Des mois plus tard, ces survivants sont laissés à eux-mêmes et peinent à se faire indemniser. La Presse a rencontré trois jeunes hommes atteints par balle dans leur quartier, où les évènements impliquant des armes à feu sont en forte hausse depuis deux ans.

« Je suis comme le suspect dans une histoire où je suis victime »

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Périmètre érigé autour d’une scène de crime à la suite d’une fusillade à Montréal-Nord, en octobre 2021

Rick*, « dreadlocks » ramassés derrière la tête, est détendu. Il rit aux blagues lancées par ses acolytes dans le local du Café-Jeunesse multiculturel, un organisme de Montréal-Nord œuvrant auprès des jeunes. L’air stoïque, l’homme de 24 ans esquisse un discret sourire. Il hausse les épaules quand on lui demande si ça va.

Difficile de croire qu’une balle a transpercé son mollet gauche il y a deux semaines. Il ne restera pas sans séquelles, mais ça aurait pu être pire, philosophe-t-il. « J’ai été chanceux. Un peu plus haut et ça aurait touché mon articulation au genou. »

Il se trouvait rue Lapierre le 6 juillet dernier avec des amis. Rick faisait dos à la rue. Il n’a rien vu venir. « Dès que j’ai entendu la détonation, j’ai senti une sensation dans ma jambe. »

Ses amis ont décampé, apeurés. Le jeune homme a boité et rampé jusqu’à son domicile, parmi les immeubles exigus et des logements sociaux.

Je suis très anxieux. Je me suis fait tirer dessus, mais c’est encore chez moi ici. Je dois toujours checker par-dessus mon épaule.

Rick

Une fois les plaies cicatrisées, le blessé est laissé à lui-même, estime Rick, les bras croisés. « [C’est] après coup qu’on ressent tout à la fois » : le stress, la peur, l’humiliation, l’inconfort face aux regards méfiants de l’entourage. Mais surtout, la fatigue de se battre pour être reconnu comme une victime, et non un criminel de carrière.

« Je veux juste passer à travers »

Blessé à la jambe, Rick a été opéré en urgence la nuit du drame.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Rick (prénom fictif) a été atteint par balle à la jambe.

Sur le lit d’hôpital, la police l’a interrogé. « Je ne me suis pas senti comme le blessé qu’on rassure. Je viens du hood, donc pour eux, j’imagine que c’est comme si je l’avais cherché et que j’étais un gang de rue. Je suis comme le suspect dans une histoire où je suis victime. »

Quand il a reçu le projectile, il a été décrit comme « peu collaboratif » et « connu des services de police », dans le compte rendu des autorités.

Il soupire quand on en parle. Il va devoir se battre pour bénéficier du régime d’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC), craint-il déjà.

« J’ai entendu des histoires de gens comme moi. Je ne m’attends pas à recevoir grand-chose de l’IVAC. Mais j’ai quand même besoin d’aide psychologique et de physiothérapie. Je veux juste passer à travers. »

La vie continue, répète le jeune homme. Mais elle ne sera plus tout à fait pareille. « Je sors encore. Mais je réfléchis deux fois avant de le faire. »

* Prénom fictif. La victime a requis l’anonymat par crainte de représailles du ou des tireurs.

Scoring et solitude

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Cicatrice sur la cuisse de Joseph (prénom fictif), atteint par balle à Montréal-Nord

L’hiver dernier, Joseph* va voir un combat de boxe télévisé. Il attend son ami à l’angle du boulevard Rolland et de la rue Pascal. Il croise des jeunes en voiture. Ces derniers le fixent longtemps.

« Là, j’ai catché qu’ils cherchaient quelqu’un, mais je pensais pas que ça avait rapport avec moi. »

Il se dépêche à regagner sa voiture dans l’air glacé, les mains gelées. L’un des jeunes lui lance un : « Yo what’s up ? »

« Je me retourne. Il tire trois fois. Je suis tombé. »

Une douleur intense traverse ses cuisses et sa hanche.

Une femme voit la scène du haut de son balcon. Elle appelle la police, sort, traîne le corps ensanglanté de Joseph dans la bâtisse.

Si la femme ne m’avait pas aidé, je serais mort. Le gars serait repassé pour me finir.

Joseph

Cette soirée-là, deux autres fusillades ont lieu dans le secteur. Des mois plus tard, un jeune au début de la vingtaine est arrêté en lien avec les trois évènements. C’était du scoring, pense Joseph.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Joseph (prénom fictif) porte les marques de ses blessures par balle.

Il passe 14 jours à l’hôpital. Un des trois projectiles a éclaté dans sa hanche. Il a pu remarcher au bout de quelques semaines. « J’y repense chaque jour et je me dis : il y a vraiment des gens qui méritent d’être enfermés pour toujours. J’ai failli ne plus jamais remarcher. »

Il n’est plus le même depuis. « Je réagis chaque fois qu’une voiture roule trop lentement près de moi. Peu importe l’heure du jour, je suis toujours sur mes gardes. »

Seul du jour au lendemain

On parle souvent des plaies béantes, du sang, du choc post-traumatique et du sentiment d’insécurité des survivants du scoring. Mais il y a pire, selon Joseph : la solitude. Les blessés qui traînent quelques démêlés avec la police sont vus comme des cibles ambulantes, des bombes à retardement. Personne ne veut risquer de prendre une balle en marchant avec eux au parc ou sur le trottoir.

« Personne ne te croit quand tu dis que tu n’étais pas visé, que tu ne connais pas les gens. Avant de me faire tirer, j’avais une liste d’amis aussi longue que mon bras. Après, j’étais seul. »

Mon père n’est même pas venu me voir à l’appart pendant ma convalescence. [Mes proches] avaient peur que je me fasse viser encore. Une chance que j’ai eu le soutien de Café-Jeunesse et d’un ami.

Joseph

Cet ostracisme, il le vit sans l’aide financière de l’IVAC. Il n’a pas eu droit à la somme d’urgence pour des raisons qu’il ne saisit pas. « On me dit qu’il faut faire des vérifications. Que mon dossier est sous analyse. Qu’on ne sait pas si ça marchera. Mais je ne suis pas membre d’un gang. Je n’ai pas de conflit. »

Criblé de balles à 17 ans

Justin*, le plus jeune du trio, est le moins bavard. À 17 ans, il a été criblé de balles. Huit projectiles d’arme à feu ont traversé son torse et son abdomen il y a deux ans. « Je chillais devant le dépanneur avec des amis », dit-il en fixant le plancher. Il lève son menton et chasse ses tresses de son visage, révélant des traits poupins et un sourire éclatant. « J’ai failli mourir. Pendant quelques mois, j’avais un sac », dit-il en révélant une cicatrice encore bien visible sur son bas-ventre. Près de sa hanche, sa peau est encore meurtrie comme celle d’un grand brûlé.

Il était mineur au moment des faits. Il traînait quelques démêlés avec la justice et était connu des services de police. Il n’a jamais reçu d’argent.

* Prénoms fictifs. Les victimes ont requis l’anonymat par crainte de représailles du ou des tireurs.

« La triple peine »

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Roberson Berlus et Slim Hammami, coordonnateur de l’organisme Café-Jeunesse multiculturel

« Des fois, je me demande : est-ce que certains jeunes stigmatisent le territoire, ou c’est le territoire qui stigmatise des jeunes qui veulent s’en sortir ? », se questionne Slim Hammami, coordonnateur de l’organisme Café-Jeunesse multiculturel. Avec Roberson Berlus, il anime des séances de thérapie sociale, aide les jeunes marginalisés à la réinsertion et les guide vers des offres d’emploi.

Les jeunes hommes comme Rick, Joseph et Justin habitent dans un secteur où il se passe « beaucoup de choses », particulièrement surveillé par la police puisque l’endroit fait l’objet d’un grand volume d’appels au 911. C’est non loin de l’intersection des rues Pascal et Lapierre que les trois victimes ont été blessées.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Policiers du SPVM près de l’intersection des rues Pascal et Lapierre, à Montréal-Nord, en octobre 2020

« C’est pas compliqué. Tu es noir, tu viens de Montréal-Nord, tu as été vu avec la mauvaise personne : tu es connu des policiers. Ils te voient comme le suspect s’il t’arrive quelque chose », tranche Joseph quand on lui demande pourquoi les policiers le considèrent comme un sujet connu d’eux.

Deux classes de citoyens ?

L’étiquette « connu des services de police » colle à la peau de certaines victimes, plaide M. Hammami. « Ils ont la triple peine : ils prennent la balle, ils sont discriminés et ils n’obtiennent pas l’aide de l’IVAC et ne sont pas reconnus en tant que victimes par la société. »

Un rapport de police défavorable peut couper l’aide et la réinsertion.

Je comprends qu’on ne veuille pas donner de l’argent à un gros criminel, mais on parle de jeunes hommes.

Slim Hammami, coordonnateur de l’organisme Café-Jeunesse multiculturel

Il y a deux classes de citoyens. « Ça me fait comme sentir inférieur. À cause de l’endroit où j’habite, je ne serai jamais une victime », renchérit Justin.

« Dès que tu es un Noir de Montréal-Nord, personne ne te croit vraiment. Il y a le soupçon que tu es dans un gang. Si j’étais un Blanc, il y aurait eu un message de la mairesse pour moi. J’aurais eu l’aide de l’IVAC. »

De profonds traumatismes resteront ancrés au terme de cette bataille pour se faire reconnaître comme une victime malgré un parcours cahoteux, pense Joseph.

Après avoir reçu les trois balles, il a coupé ses « dreadlocks » (aussi appelées « dreads »), dit l’homme dans la vingtaine en frottant son crâne rasé. « Le jeune qui m’a tiré, il cherchait quelqu’un avec des dreads. Ma mère m’avait toujours interdit d’avoir des dreads car tu es vu comme un vagabond. Je ne veux pas avoir l’air d’un vagabond et me faire confondre avec un gang de rue. »

Processus d’indemnisation d’une victime : le SPVM dit avoir un rôle limité

Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ne joue pratiquement aucun rôle dans le processus d’indemnisation d’une victime, souligne le corps policier. « Notre rôle se limite à fournir les informations contenues dans les rapports de police aux intervenants appropriés, soit, dans ce cas-ci, les agents du réseau des Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), dont certains travaillent dans les bureaux du SPVM. » Les agents du CAVAC accompagnent les victimes et possèdent les autorisations nécessaires pour obtenir des informations permettant de compléter les demandes d’indemnisation. « Lorsqu’une personne est désignée comme connue des services policiers, cela implique qu’elle a un ou des dossiers criminels. C’est la même chose lorsque l’on parle d’une personne qui a des antécédents criminels », explique le SPVM au sujet des antécédents.

Les critères de refus possibles

Pour refuser une demande, la direction générale de l’IVAC doit démontrer par prépondérance de la preuve la participation de la victime à l’infraction ou la commission d’une faute lourde. Le mobile ou les circonstances nébuleuses ne peuvent pas, à eux seuls, être retenus pour conclure à la faute lourde, indique le ministère de la Justice. « Une enquête peut être réalisée en présence d’un doute quant à l’existence d’éléments permettant d’établir la faute lourde. Le mobile, les circonstances nébuleuses ou l’utilisation d’une arme à feu ne peuvent pas, à eux seuls, être retenus pour conclure à la faute lourde. Enfin, l’appartenance à un groupe criminalisé ne peut, à elle seule, justifier le refus d’une demande. »

En 2021, une décision portant sur l’admissibilité d’une demande était rendue en 30 jours et moins dans 88,7 % des dossiers. « Les délais peuvent être plus longs en raison de certains facteurs comme le déroulement d’une enquête policière liée à l’acte criminel faisant l’objet de la demande. »