Février 2004. La chanteuse Nathalie Simard porte plainte à la Sûreté du Québec contre son ex-agent Guy Cloutier. Un mois plus tard, le populaire imprésario arrive, menotte aux poings, au palais de justice de Montréal.

Les victimes doivent «briser le silence»

«Je l'aime encore, même s'il n'y a aucune raison de l'aimer»

Son arrestation fait l'effet d'une bombe. Au départ: le doute.

Pourquoi cet homme riche, père de famille de surcroît, s'en serait-il pris à des enfants? Puis, la vérité éclate. Cloutier reconnaît avoir agressé son ancienne protégée et un autre mineur. La première fois, l'enfant-vedette avait 11 ans.

Au cours des deux années suivantes, des femmes qui ont longtemps gardé le silence s'inspirent de la chanteuse et portent plainte contre leur agresseur. Le taux de dénonciations grimpe en flèche. Dix ans plus tard, l'«effet Nathalie Simard» se fait-il encore sentir?

Premier constat: la hausse des dénonciations a été éphémère. Les taux d'infractions sexuelles enregistrés ces dernières années par les corps policiers du Québec sont les plus bas depuis 10 ans.

Les signalements d'agressions sexuelles retenus par la Direction de la protection de la jeunesse affichent aussi une légère baisse.

Y a-t-il moins de crimes sexuels commis au Québec pour autant? Y a-t-il moins de jeunes victimes? «Malheureusement non», répondent sans détour tous les intervenants interviewés par La Presse.

«Les dénonciations, ce n'est que la pointe de l'iceberg», confirme la directrice du développement de l'expertise au Centre d'expertise Marie-Vincent, Mélanie M. Gagnon.

Une agression sexuelle sur 10 est signalée aux services policiers, selon plusieurs études réalisées au Canada sur le sujet.

«On ne peut pas dire que les abus sexuels sur des enfants sont moins fréquents qu'avant. C'est encore trop présent», lance Mme Gagnon, qui voit passer annuellement au centre quelque 250 enfants de moins de douze ans victimes d'agressions sexuelles.

Ce centre montréalais, créé à l'époque de l'éclatement de l'affaire Cloutier, est unique au Canada. Il offre sous un même toit tous les services dont les jeunes victimes ont besoin.

Il y a dix ans, les services n'étaient pas adaptés à cette clientèle, indique Mme Gagnon. Les petits devaient rencontrer les enquêteurs dans un poste de police, souvent dans les mêmes locaux que les agresseurs. Ils devaient se rendre à l'hôpital pour subir des examens.

Aujourd'hui, un médecin du CHU Sainte-Justine se déplace au Centre Marie-Vincent. La police et la DPJ aussi. Les enfants suivent ensuite une thérapie sur place. «Ça sécurise l'enfant de savoir qu'il revient toujours au même endroit», explique Mme Gagnon.

Autre changement majeur: il y a quelques années à peine, la DPJ n'avait pas le droit d'intervenir auprès d'une famille sur la seule base d'un «risque» d'agression, explique Marie-Jo L'Espérance, travailleuse sociale chargée de l'évaluation des signalements d'agressions sexuelles au Centre jeunesse de Montréal.

Par exemple, lorsque la DPJ apprenait qu'une mère de famille avait un nouveau conjoint pédophile, elle n'avait pas les pouvoirs légaux d'agir. Il fallait attendre que le pire survienne.

Le problème a été résolu en 2007 alors qu'un nouveau motif de signalement - le risque sérieux d'agressions sexuelles - a été créé grâce à un changement à la Loi sur la protection de la jeunesse.

Voilà pour les notes d'espoir. Sur une note plus pessimiste, la majorité des petites victimes sont agressées par un proche. Plus troublant encore, selon Mme Gagnon, la moitié des mamans qui viennent consulter avec leur enfant ont elles-mêmes été agressées durant leur enfance.

«Prétendue excuse» de l'agresseur

Michèle Roy, du Mouvement contre le viol et l'inceste, voit aussi beaucoup de jeunes femmes franchir les portes de son organisme. Elles sont dans la vingtaine. Elles ont été agressées dans leur enfance par un père, un beau-père ou un proche.

«Faites le calcul. Ces filles-là ont été agressées alors que l'affaire Guy Cloutier battait son plein. Leur père ou leur beau-père ne pouvaient pas ignorer que c'était un crime. On en parlait partout», déplore l'intervenante d'expérience.

«Dans les années 1950, la prétendue excuse du père abuseur était que sa femme ne voulait plus faire l'amour et qu'elle était toujours enceinte, alors il se tournait vers sa propre fille, se rappelle Mme Roy. J'avais l'impression qu'on avait évolué sur cette question, qu'il y avait eu une prise de conscience. Il faut croire que non.»

Les victimes attendent en moyenne 13 ans avant de demander de l'aide, selon les données du Regroupement québécois des centres d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS).

«Ça signifie que c'est encore tabou, surtout lorsque ça se passe à l'intérieur de la famille», dit Chantal Robitaille, intervenante au CALACS de Châteauguay.

Briser des tabous

L'affaire Cloutier a permis de briser des tabous concernant les agresseurs. «Les gens ont tendance à penser que les viols surviennent juste le soir dans le fond d'une ruelle et qu'ils sont commis par des inconnus, alors que c'est vraiment dans l'entourage que ça arrive», souligne Maude Chalvin, du Regroupement québécois des CALACS.

Autre point positif: le réseau d'aide aux victimes est mieux financé et plus connu, indique Arlène Gaudreault de l'Association québécoise Plaidoyer-Victimes.