Delphine Collin-Vézina, professeure associée au Centre de recherche sur l'enfance et la famille de l'Université McGill, a récemment mené des entrevues auprès d'adultes victimes d'agressions sexuelles dans leur enfance ou leur adolescence. La chercheuse nous explique comment on fait parfois «fausse route» lorsqu'on aborde ce crime aux conséquences terribles.

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Certains estiment que ces dénonciations tardives minent la crédibilité des victimes. Que disent vos recherches à ce sujet?

R On fait fausse route en pensant que parce qu'une personne a mis du temps à dénoncer, ça rend l'histoire moins vraie. On a raison de chercher la vérité, mais les études s'entendent toutes pour dire que la majorité des victimes ne vont pas dévoiler l'agression au moment où elle est commise. Elles vont attendre plusieurs années, si ce n'est plusieurs décennies avant de trouver une personne en qui elles ont suffisamment confiance pour en parler.

Dans l'étude que je viens de mener, la moitié des participants n'ont pas dévoilé l'agression sexuelle avant d'atteindre la majorité. Et là, on ne parle pas de dénoncer aux autorités, mais bien d'en parler à quelqu'un.

Quelles sont les raisons qui font que c'est si long avant que les victimes brisent le silence, ce que vous appelez les «barrières au dévoilement» ?

R Les victimes ont le sentiment qu'elles sont à blâmer. Elles ont honte. C'est particulier aux victimes d'agressions sexuelles, cette impression d'avoir contribué à l'agression. On parle ici d'enfants qui n'ont pas encore toutes leurs capacités cognitives développées pour comprendre une situation aberrante et hors-norme.

Les survivants d'agressions sexuelles nous ont dit à quel point ils auraient dû savoir que c'était malsain. Ils arrivent mal à se rappeler qu'ils étaient des enfants à l'époque et qu'ils n'avaient pas la maturité nécessaire pour décoder la situation.

Et c'est sans oublier les dynamiques de pouvoir dont se servent les agresseurs pour faire taire leurs victimes. Que ce soit des menaces très claires comme «je vais te tuer si tu parles» ou plus souvent des menaces subtiles du genre: «Tes parents vont être très déçus de toi.» N'oublions pas que dans la majorité des cas, la victime connaît l'agresseur. Il est dans son cercle rapproché.

Que faire pour que les victimes dénoncent leur agresseur plus tôt?

R On fait encore une fois fausse route lorsqu'on dit aux victimes qu'elles doivent absolument le faire. On devrait plutôt leur dire qu'il faut qu'elles brisent le silence; que c'est un lourd secret à porter seul. Il faut qu'elles parlent à quelqu'un en qui elles ont confiance. On a mis trop l'accent sur le fait qu'elles doivent se tourner vers les autorités. C'est une voie idéale, mais le chemin judiciaire est difficile et laborieux.

C'est donc une erreur d'insister sur la dénonciation?

R Il ne suffit pas de leur dire de dénoncer. À ce propos, une récente campagne média diffusée au Québec a complètement raté sa cible. Elle a d'ailleurs été enlevée des ondes rapidement. On voyait une main d'adulte baisser la braguette du jean d'un jeune enfant avec force, alors que ce dernier tentait de l'en empêcher; puis, la publicité se terminait avec des images de gyrophares de voiture de police avec l'inscription «Dénonçons à la police».

C'était insupportable à regarder et elle ne représentait pas bien la problématique de l'agression sexuelle. On sait que les agresseurs utilisent davantage la manipulation que la violence physique. On voyait un enfant essayer d'empêcher l'agression alors que la majorité des victimes vont plutôt figées, paralysées par la peur.

De plus, les enfants qui dénoncent ne veulent pas penser que des policiers vont débarquer chez eux avec sirènes et gyrophares. Ils veulent que les abus cessent, mais ils ont souvent un sentiment ambivalent envers l'agresseur, qui peut être leur père ou leur beau-père.

Au Québec, les statistiques sur les agressions sexuelles n'ont pas connu de baisse significative depuis 10 ans. Que doit-on faire comme société pour que ça change?

R On n'a effectivement pas de chiffres qui nous amènent à penser qu'il y a moins de victimes dans notre société.

Peut-être qu'on ne travaille pas suffisamment sur les facteurs de risque qui mènent une personne à devenir un agresseur sexuel. On travaille avec ces personnes seulement après qu'elles sont passées à l'acte.

C'est la plus grande critique des programmes de prévention, qui ont amené à ce qu'on parle des agressions sexuelles dans notre société. C'est moins tabou. Ce n'est pas rien. On a aussi amené des enfants à être mieux équipés pour reconnaître des comportements inappropriés chez des adultes. Cela dit, on n'a pas trouvé un programme de prévention efficace sur des agresseurs potentiels pour les empêcher de prendre le chemin de la déviance sexuelle. C'est notre prochain défi. C'est ça qui va faire baisser les chiffres.