Vous avez déjà reçu un courriel d'une riche héritière africaine vous offrant la fortune ou d'une femme vous faisant miroiter le grand amour? Le nombre de victimes d'arnaques sur l'internet a plus que doublé au Canada depuis 2009. Plusieurs sont tombées entre les griffes des «brouteurs d'Abidjan», des fraudeurs professionnels ivoiriens. Un homme de Gatineau a tout perdu dans ces pièges virtuels. Sa fille a voulu nous raconter son histoire.

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Brouteur vient de «brou», qui veut dire pain. Un brouteur, en nouchi, jargon de la rue abidjanaise, est quelqu'un qui cherche son pain de façon malhonnête. Pour les Ivoiriens, l'expression est devenue synonyme d'arnaqueur du Net.

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La perte de sa femme, la solitude, la bonté, une maladie qui le confine chez lui et une bonne dose de crédulité: Jean-Paul Côté, 75 ans, était le candidat idéal pour tomber entre les griffes des fraudeurs ivoiriens.

Une prise de choix pour ces escrocs, qui sont parvenus à lui soutirer plus de 300 000$ en moins d'un an.

L'homme de Gatineau s'est éteint le 11 juin, après avoir vécu les derniers moments de sa vie à travers les mirages que lui renvoyait son écran d'ordinateur.

Tout a commencé avec la mort de sa femme, survenue en février 2012, après 51 ans de mariage. Son deuil, M. Côté l'a vécu seul devant son ordinateur, dans la cuisine du bungalow.

Cet ancien cadre d'une société de télécommunications avait survécu à un quadruple pontage et recevait de longs traitements de dialyse à la maison, trois fois par semaine.

Il connaissait bien les ordinateurs, mais pas le logiciel Skype, qu'il a fait installer pour communiquer avec une de ses soeurs à Montréal.

Des femmes ont aussitôt commencé à prendre contact avec lui. Sa fille Karen extirpe d'un cahier à anneaux les photographies de jeunes femmes sexy. Elles prétendaient presque toutes vivre en Côte d'Ivoire, même si aucune n'était noire. «Des photos volées sur des sites», explique Mme Côté.

Un «avocat» a alors commencé à inonder son père d'appels, pour fixer des rendez-vous virtuels avec ces filles qu'il disait représenter. «C'est évidemment lui qui chattait avec mon père», soupire Karen Côté, au sujet de ce Yao, faux avocat qui figure en réalité sur la liste des brouteurs recherchés par les autorités de la Côte d'Ivoire.

M. Côté ne discutait d'ailleurs même pas avec des filles en chair et en os devant une webcaméra, mais clavardait plutôt avec des inconnus représentés par de simples photographies de femmes en mortaise.

Des dépenses extravagantes

Rapidement, les demandes pécuniaires se sont multipliées. Des frais d'avocat pour toucher l'héritage de 930 000 euros d'un bonze de l'industrie gazière, des frais médicaux abracadabrants, des billets d'avion pour des promises qui n'arrivent jamais. «On lui a même demandé 50 000 euros pour l'hospitalisation d'une fille à Paris, qui aurait forcé un atterrissage d'urgence durant le vol entre la Côte d'Ivoire et Montréal», rapporte Mme Côté.

Au début, son père dépensait environ 500$ par semaine pour les moindres caprices de ses compagnes virtuelles. À la fin, il leur envoyait 10 000$ par jour.

Il acheminait ces sommes par l'intermédiaire de sociétés de transfert de fonds comme Western Union, Moneygram et même Postes Canada. Mme Côté s'est efforcée de placer son père sur la liste noire de ces entreprises, mais il trouvait toujours un moyen d'envoyer de l'argent pour «aider ses femmes», notamment par l'entremise d'un chauffeur de taxi à qui il versait même une commission. «À un moment donné, mon père était victime de quatre arnaques en même temps. Il a perdu 300 000$ en très peu de temps, sans compter trois emprunts à la banque. Il a tout perdu», résume Karen Côté, qui se refuse à qualifier son père de naïf.

Les arnaqueurs savent, selon elle, se montrer très persuasifs. Elle estime avoir fait le maximum pour éloigner les fraudeurs de son père, en vain. «J'ai fait des plaintes partout, même jusqu'en Côte d'Ivoire. Des policiers sont venus trois fois ici pour tenter de raisonner mon père...»

Les escrocs, sans scrupules, ont même harcelé Jean-Paul Côté jusque sur son lit de mort. Ils ont pris le contrôle de son profil Facebook pour demander à sa nièce de lui donner son numéro à l'hôpital. «Ne le dis pas à Karen, elle va être fâchée», avaient précisé les fraudeurs.

Avant de mourir, Jean-Paul Côté a réalisé avoir tout perdu.

«Je voudrais prendre soin de toi quand tu es malade et être avec toi jusqu'à la fin des temps», lui écrivait la belle Sandrine, qui lui envoyait des lettres d'amour enflammées.

Mais elle n'est pas venue.

Il ne restait que sa famille, quelques dettes, beaucoup d'amertume et une grande difficulté à se pardonner.

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Comme une drogue

«Mon père a deux baccalauréats, dont un en informatique. Ça n'a rien à voir avec l'intelligence, plutôt avec la solitude et la vulnérabilité.» Comme Jean-Paul Côté à Gatineau, un homme de Chicoutimi engouffrait à la même époque ses économies dans une relation virtuelle avec la jeune et pulpeuse Léa. Lorsque, découragée, sa fille Sandra est tombée par hasard sur un site rapportant le cri du coeur de Karen Côté au sujet de ces escrocs qui manipulaient son père Jean-Paul, elle s'est sentie interpellée. Sandra a alors découvert que la «Sandrine» du père de Karen était la «Léa» du sien. «Mon père est malade, il ne peut presque plus sortir et il s'ennuie. C'est une proie facile», admet Sandra, toujours incapable de faire entendre raison à son père de 68 ans. Pour mieux se consacrer à son propre combat contre un cancer du sein, elle a préféré couper les ponts avec son père. Même chose pour son frère. «On est sûrs qu'il se fait toujours arnaquer. Lorsqu'on lui amenait des preuves, il répondait: «Je le sais, je le sais.» Son père aurait dépensé jusqu'à présent des milliers de dollars dans cette escroquerie. Il nourrit l'espoir improbable de voir arriver chez lui une de ces femmes qui lui promettent mer et monde. «C'est comme quelqu'un qui est accro à la drogue», compare Sandra, qui dit avoir passé des nuits blanches, enragée, à écrire des lettres acides aux escrocs. «Ils répliquent en tentant de me séparer de mon père pour mieux l'exploiter. C'est exactement ce qu'ils veulent, en fait.» Si elle a pris ses distances avec son père, Sandra refuse toutefois de l'abandonner. «C'est une victime aussi et il a besoin d'aide. C'est difficile pour la famille de le voir gaspiller son argent ainsi, surtout pour mon frère qui en arrache financièrement. Mais il se sent seul, il recherche l'amour. Il poursuit un rêve.»

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«C'est une épidémie!»

Les Canadiens sont de plus en plus nombreux à se faire piéger dans des arnaques virtuelles, constate une employée du ministère fédéral des Affaires étrangères, bien au fait des dossiers de cybercriminalité émanant des pays africains. «C'est vraiment une épidémie actuellement et je n'en reviens pas du nombre de personnes qui se font prendre là-dedans!», s'exclame la fonctionnaire, sous le couvert de l'anonymat. À l'heure où les Canadiens sont de plus en plus connectés à l'internet et actifs sur les réseaux sociaux, le nombre de victimes de fraudes impliquant la Côte d'Ivoire a en effet explosé au cours des quatre dernières années, selon des chiffres obtenus auprès du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. En 1009, 103 personnes ont rapporté des pertes de 469 609$, contre 269 qui ont perdu 1 819 667,81$ en 2012. Jusqu'à présent en 2013, 116 Canadiens se sont fait délester de 801 220,11$. «Une minorité des victimes rapportent ces crimes, donc il est difficile d'avoir un portrait juste de la situation», note le Ministère. L'ensemble des fraudes dites de marketing de masse a coûté 76 132 679$ aux Canadiens en 2012, une somme qui augmente considérablement depuis trois ans. Les fraudes concernant des services financiers, médicaux ou liés aux télécommunications - dites de «services» - sont les plus fréquentes. Pour ce qui est de la Côte d'Ivoire, les principales arnaques impliquent la romance, l'extorsion, l'urgence ou l'occasion d'affaires en or. «Les fraudeurs ivoiriens sont habiles et exploitent les faiblesses de leurs victimes», souligne notre source. Les personnes âgées, seules et vulnérables sont des cibles de choix, mais les arnaqueurs n'épargnent personne. Ils s'immiscent même dans les dossiers d'adoption. «Une victime a perdu 35 000$ dans les démarches pour faire venir un bébé qui n'a jamais existé.» Les femmes aussi tombent entre les griffes des escrocs, souligne notre source. «L'une d'elles a perdu 540 000$ dans une histoire d'amour...» «Certains se rendent jusqu'en Afrique et se suicident en réalisant s'être fait prendre, déshonorés d'avoir perdu leur maison, leur emploi et leur famille», explique notre source, qui a vu plusieurs familles se briser durant sa carrière. Elle met en garde la population contre cette industrie «immense», qui s'étend bien au-delà des frontières africaines. «Les gens croient que les personnes qui se font prendre sont idiotes, mais elles ne représentent en réalité qu'un échantillon du nombre véritable de victimes. Les arnaqueurs sont partout!»

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Les aînés vulnérables

Les personnes âgées constituent une cible de prédilection pour les arnaqueurs et la Fédération des aînés du Québec (FADOQ) n'a pas le choix d'agir. Depuis deux ans, quelque 850 séances d'information ont été données par des policiers à plus de 34 000 aînés dans la province, en marge d'un programme de prévention baptisé Aîné-Avisé.

La fraude informatique constitue un volet important de cette campagne de sensibilisation. «Ça prend de plus en plus de place dans nos formations. Les aînés sont plus isolés, cherchent à communiquer, ce qui augmente les risques», explique le directeur général de la FADOQ, Danis Prud'homme. On apprend aux aînés à ne pas se laisser berner par ces concours gagnés ou ces rencontres faciles sur l'internet. «Le problème, c'est que quand on sensibilise les gens à une arnaque, une autre prend sa place. Ça évolue très vite», reconnaît M. Prud'homme, qui exhorte ses membres à ne divulguer aucun renseignement privé sur le web.

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«Nous ne baissons pas les bras»

L'ambassadeur de la Côte d'Ivoire au Canada ne nie pas le phénomène de la cybercriminalité dans son pays, mais estime que les autorités en place prennent désormais les choses en main.

N'Goran Kouamé évoque les taux élevés de chômage et d'immigration pour justifier une partie du problème. «L'origine de la cybercriminalité remonte à l'époque où de nombreux Nigérians se sont installés en Côte d'Ivoire. Le phénomène s'est ensuite étendu aux Ivoiriens, mais nous ne baissons pas les bras», explique l'ambassadeur.

Il vante notamment le travail d'une nouvelle brigade de lutte contre la cybercriminalité, à l'origine de plusieurs arrestations. «D'autres mesures sont prises pour mieux contrôler les centaines de cybercafés d'Abidjan, en plus de l'adoption d'une loi pour accroître la répression contre les fraudeurs», énumère M. Kouamé, qui rappelle aux Canadiens que son ambassade est à leur disposition pour éviter les pièges tendus par les brouteurs ou avoir des renseignements.