Les glaciers emblématiques qui font la renommée de la Suisse vont-ils disparaître ? Ces monstres de glace alpins rapetissent à une vitesse folle sous l’effet des changements climatiques. Mais loin de baisser les bras, le pays s’est lancé dans une course contre la montre pour sauver ce qui peut l’être. Une course riche en enseignements pour le Canada.

(Suisse) « Ce glacier-là, derrière, je l’ai vu avancer quand j’étais gamin. C’était extraordinaire. Et maintenant, il est peut-être 500, 600 ou 700 mètres plus haut. Je l’ai vu avancer, et je le vois reculer », lance Jean Troillet, en pointant une masse de glace à travers la tempête de neige qui s’abat sur le massif du Mont-Blanc.

Guide de montagne et alpiniste émérite de nationalité suisse et canadienne, Jean Troillet a parcouru le monde pour gravir les sommets enneigés. Mais à 72 ans, il habite toujours La Fouly, le petit village de son enfance, juché à 1600 mètres d’altitude dans les Alpes suisses, à la limite des frontières française et italienne. C’est là que La Presse l’a rencontré, en janvier dernier. Sa maison est pleine de souvenirs de l’Himalaya, des Rocheuses, du Groenland, mais aussi de vieilles photos des hivers suisses d’antan.

PHOTO FABRICE COFFRINI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le glacier du Rhône

Ici, pendant sa jeunesse, l’unique chemin d’accès était ouvert par un chasse-neige de bois tiré par un cheval. À l’âge de 10 ans, on l’envoyait chercher les moutons à flanc de montagne pour les ramener à l’abri. « J’avais de la neige jusqu’aux aisselles », raconte-t-il.

Il a appris le métier de guide naturellement, avec son frère, un « montagnard » comme lui. Encore aujourd’hui, il emmène des groupes d’écoliers à la découverte des Alpes. « Je leur dis que la nature, c’est ce qu’il y a de plus beau », dit-il, les bras croisés, en détournant le regard vers la fenêtre. 

PHOTO TIRÉE DE WIKIPEDIA

Jean Troillet

Mais ces enfants qui viennent marcher avec lui ne connaîtront jamais les paysages que Jean Troillet a connus plus jeune. Avec les bouleversements climatiques, le recul implacable des glaciers, un peu partout en Suisse, fait craindre la disparition d’un des plus importants emblèmes du pays.

« Il y a eu des changements », reconnaît Jean Troillet, qui refuse de se montrer trop inquiet face au réchauffement.

« On va développer plein de trucs, l’humain est trop intelligent », ajoute-t-il, comme pour se rassurer lui-même.

Une menace pour l’humanité

Martin Hoelzle, lui, est inquiet. Très inquiet. Le professeur de géographie à l’Université de Fribourg, spécialiste des étendues glacées, ne passe pas par quatre chemins. « Nous, les scientifiques spécialistes du climat, nous croyons que c’est un danger pour l’humanité », lance-t-il d’emblée.

L’été 2019, en Suisse, a été marqué par plusieurs vagues de chaleur et une fonte record des glaciers, d’où s’est écoulé en 15 jours l’équivalent de la consommation annuelle d’eau potable du pays au complet. Cette fonte a toutefois été compensée en partie par un hiver assez favorable à leur régénération cette année, selon le Réseau des relevés glaciologiques suisses.

Mais la tendance des dernières années est sans appel : l’Académie des sciences naturelles de Suisse estime qu’au cours des cinq dernières années, le volume des glaciers du pays a diminué de 10 %. Selon des prévisions du gouvernement obtenues par l’agence de presse Reuters, 90 % d’entre eux pourraient disparaître d’ici la fin du siècle, si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas réduites.

Le recul du glacier du Rhône
  • Dix ans de fonte : le glacier du Rhône à la Furkapass, 
en Suisse, en septembre 2018 (haut) et en juillet 2008.

    PHOTOS DENIS BALIBOUSE, REUTERS

    Dix ans de fonte : le glacier du Rhône à la Furkapass, 
en Suisse, en septembre 2018 (haut) et en juillet 2008.

  • Un autre point de vue : le glacier du Rhône et son petit lac en septembre 2018 (haut) et en septembre 2009.

    PHOTOS DENIS BALIBOUSE, REUTERS

    Un autre point de vue : le glacier du Rhône et son petit lac en septembre 2018 (haut) et en septembre 2009.

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Au fil des millénaires, les glaciers ont avancé et reculé en Suisse. Une augmentation de leur superficie pendant plusieurs siècles suivie d’une fonte graduelle est normale. Mais l’accélération de ce processus, de nos jours, est phénoménale. Déjà, plus de 500 glaciers ont disparu depuis l’année 1900, selon l’Académie.

« Le changement est très rapide, il y a vraiment une accélération très forte en ce moment. L’adaptation est difficile pour les plantes, les animaux et les humains. Cela contribue aussi à la hausse du niveau des mers. Ce que la science nous dit, c’est que tout ça est relié à une augmentation du CO2 causée par la combustion des combustibles fossiles », explique le professeur Hoelzle.

« Les changements sont déjà visibles », constate le scientifique. Dans d’autres pays, les conséquences des changements climatiques sont plus difficilement perceptibles pour les individus à l’heure actuelle. Mais en Suisse, tout le monde peut voir de ses yeux la glace reculer sur les montagnes et le paysage se transformer.

Les glaciers sont des symboles iconiques. Pas besoin d’être un scientifique ou un spécialiste. On peut les voir de nos yeux. Si vous étiez vivant dans les années 50, vous voyez de gros changements.

– Martin Hoelzle, professeur de géographie à l’Université de Fribourg

« Le glacier peut être 1 km de plus en retrait, poursuit-il, il perd de la masse, on voit de grandes moraines [accumulations de débris rocheux] apparaître sur le côté. »

Martin Hoelzle souligne que les zones montagneuses, comme la Suisse, sont plus touchées par le réchauffement climatique. « Dans les régions montagneuses, il y a une amplification des hausses de température. C’est un phénomène compliqué que nous ne comprenons pas parfaitement encore. Cela concerne toutes les régions montagneuses du monde, comme les Alpes, les Rocheuses, l’Himalaya et les autres », dit-il.

La disparition des réserves de glace dans les montagnes pourrait causer des inondations, menacer l’approvisionnement en eau de certaines populations et déstabiliser la production agricole dans plusieurs pays, sans compter l’impact sur la faune et la flore, soulignent les chercheurs.

Mobilisation générale

À travers la Suisse, des gens de tous les horizons se mobilisent pour faire face à la situation.

Des scientifiques travaillent d’arrache-pied pour développer des systèmes de protection des glaces, voire concevoir des recettes de fabrication de glaciers artificiels (voir autre texte). Le gouvernement finance plusieurs de ces projets.

« L’intérêt de la Suisse vient du fait que son tourisme et son économie dépendent beaucoup des glaciers. Même les stations de ski connaissent des difficultés en ce moment », souligne Suryanarayanan Balasubramanian, un étudiant au doctorat d’origine indienne qui mène des recherches sur le sujet à l’Université de Fribourg.

Le combat n’est pas seulement scientifique, il est aussi politique.

En 2018, c’est au pied du glacier Steingletscher, dans le canton de Berne, qu’a été lancée l’Association suisse pour la protection du climat. « C’était hyper symbolique », se souvient Myriam Roth, infirmière spécialisée en psychiatrie, aujourd’hui coprésidente du regroupement.

L’Association s’est organisée pour récolter des signatures afin de profiter de la législation suisse sur les référendums d’initiative populaire. Avec 100 000 signatures, un groupe peut réclamer que la population soit consultée sur un projet. Le groupe a donc proposé que la Suisse s’engage à ramener ses émissions de gaz à effet de serre à zéro d’ici 2050 et que les objectifs de réduction des émissions fixés par l’accord de Paris soient inscrits dans la constitution du pays.

La campagne a été baptisée « Initiative pour les glaciers ». Le symbole du glacier s’est imposé rapidement.

C’est un truc qui est venu très tôt. L’image du glacier, ce que ça représente, en Suisse, c’est une image très importante. C’est pour ça qu’on l’a choisie, ça fait partie de notre culture. La neige, la montagne, le ski, ça rejoint beaucoup de monde.

Myriam Roth

Elle-même élue comme conseillère municipale sous la bannière du Parti vert, elle explique que le texte de l’initiative avait été écrit soigneusement pour pouvoir rallier une majorité de Suisses, qu’ils aient voté pour les partis de gauche ou de droite aux élections. Il ne fallait pas que l’initiative soit vue comme liée à un parti en particulier.

Les organisateurs ont récolté en fin de compte 113 125 signatures valides, qui ont été déposées en novembre dernier au gouvernement fédéral. « C’était tout un truc, il y avait 40 caisses de signatures quand on a déposé. Il ne fallait pas les perdre », raconte Myriam Roth.

Changer nos façons de faire

Normalement, un référendum devrait maintenant être organisé pour soumettre l’enjeu au vote populaire. Mais la procédure prend énormément de temps. Alors que la fonte des glaces continue.

En septembre, des scientifiques et des militants pour le climat ont tenu une marche funèbre à 2700 mètres d’altitude pour souligner la mort du Pizol, un glacier suisse près de la frontière de l’Autriche et du Liechtenstein.

Le Pizol a perdu entre 80 % et 90 % de sa masse depuis 2006 et il est maintenant considéré comme un simple « glacieret », un très petit glacier mesurant moins que quatre terrains de football, par le Réseau des relevés glaciologiques.

L’aumônier catholique Eric Petrini était venu de la paroisse voisine de Mels afin de présider la cérémonie en hommage au glacier mourant.

« C’était une démonstration qui montrait que quelque chose a déjà changé. Ce n’est pas juste une possibilité. C’est fait. Le changement est là », a-t-il raconté lorsque joint par La Presse.

Lors de la cérémonie, l’aumônier s’était tourné vers la prière pour demander l’aide de Dieu afin de sauver les glaciers. Mais en entrevue, il souligne que ce n’est pas suffisant de prier.

« Je crois que la prière est toujours utile, affirme le religieux. Mais, ce n’est probablement pas assez de seulement prier si on ne change pas notre mode de vie. Il faut utiliser la prière pour trouver la force de changer nos façons de faire. »

PHOTO FABRICE COFFRINI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un couple se tient près du glacier du Rhône sur lequel des couvertures isolantes ont été disposées, près de Gletsch, en Suisse.

Freiner la fonte avec les moyens du bord

Les scientifiques s’entendent pour dire que la meilleure façon de lutter contre la fonte des glaciers, c’est de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Mais en parallèle, plusieurs d’entre eux travaillent déjà à développer des outils pour contrecarrer les effets du réchauffement.

PHOTO FOURNIE PAR SURAYANARAYANAN BALASUBRAMANIAN

Le chercheur Surayanarayanan Balasubramanian sur le site 
de son expérience sur la fabrication de glaciers artificiels.

Les glaciers artificiels

La neige crisse sous les pas de Surayanarayanan Balasubramanian alors qu’il s’avance dans les bois, près du lac Noir, dans les Alpes fribourgeoises. Soudain, il s’arrête devant une petite structure de glace chétive. C’est ici qu’il tente de mettre au point la recette idéale pour fabriquer des glaciers artificiels.

« Le but est de s’adapter aux changements des glaciers grâce à des structures de glace qui sont fabriquées en utilisant la gravité », explique-t-il.

Dans plusieurs régions du monde, les glaciers agissent comme un réservoir d’eau. Au printemps, le ruissellement alimente les communautés en bas de la montagne et joue un rôle clé dans l’agriculture. Le recul et la disparition de glaciers menacent cet équilibre.

Dans l’Himalaya, certains villages fabriquent déjà des structures de glace pour servir de réservoir d’eau en remplacement des glaciers. M. Balasubramanian s’est inspiré d’eux. Dans le cadre de ses travaux près du lac Noir, il récupère l’eau qui coule de la montagne et l’utilise pour alimenter un petit arrosoir semblable à ceux utilisés pour arroser le gazon dans les banlieues canadiennes. La gravité fournit la pression nécessaire à l’arrosage.

Lorsqu’il visite le site de son expérience, le chercheur sort une carte mémoire de sa petite station météo et l’insère dans son ordinateur portable. Il copie les mesures enregistrées : pression atmosphérique, vent, température extérieure, radiations solaires, précipitations, taux d’humidité. Il met ces données en parallèle avec le volume de glace produit et sa température interne.

L’objectif est de découvrir les conditions optimales pour ouvrir le robinet et commencer l’arrosage afin de produire un petit glacier artificiel sans gaspiller d’eau. Le bloc de glace doit être volumineux et monter en hauteur, afin de minimiser l’exposition au soleil et la fonte. Les villageois dans l’Himalaya ont déjà un certain succès avec leur technique, mais la science devrait permettre de perfectionner la recette.

« Si tu veux une réserve d’eau, tu as besoin de densité », martèle M. Balasubramanian.

Cette année, son glacier miniature est très modeste. « C’est une mauvaise année », dit le chercheur, qui tire quand même de précieuses conclusions de son expérience, afin d’élaborer une marche à suivre qui pourrait être reproduite dans différents environnements de la planète.

PHOTO DENIS BALIBOUSE, ARCHIVES REUTERS

Des bâches isolantes sont disposées ici près de l’entrée 
de la cave du glacier du Rhône.

Les couvertures pour glaciers

Depuis une décennie, le glacier du Rhône, dans le canton du Valais, est recouvert en partie de toiles blanches qui protègent sa surface en réfléchissant les rayons du soleil.

Cette technique permet effectivement de ralentir la fonte. Elle est utilisée aux abords de la grotte de glace, une attraction touristique très populaire au cœur du glacier.

Martin Hoelzle, professeur de géographie à l’Université de Fribourg, croit que cette technique est seulement utile à très petite échelle. « C’est très difficile sur une très grande surface, la toile doit être maintenue malgré le vent et tout », souligne-t-il.

Plusieurs spécialistes ont aussi souligné les coûts importants associés à l’étendage de toiles sur des surfaces de dizaines de kilomètres carrés et l’impact de ces installations sur le paysage.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Les portions basses des glaciers sont souvent sombres, pleines de poussière ; elles captent ainsi plus de chaleur issue du rayonnement solaire.

Le recours à la neige blanche

Le glaciologue suisse Felix Keller mène en ce moment une expérience dans le canton des Grisons : il recycle l’eau produite par la fonte d’un glacier l’été, et l’utilise pour fabriquer une couche de neige artificielle qui est soufflée par-dessus le glacier, comme dans une station de ski.

L’idée est de « blanchir » la surface du glacier avec une neige pure et immaculée. Les portions les plus basses des glaciers sont souvent sombres, pleines de poussière et d’autres saletés. Une surface sombre capte beaucoup plus de chaleur issue du rayonnement du soleil. Une surface de neige blanche réfléchit mieux les rayons du soleil, ce qui diminue la fonte.

En entrevue au site SwissInfo, le glaciologue a martelé récemment que la neige constituait « la meilleure protection possible pour un glacier ».

Le projet d’enneiger artificiellement une aussi grande surface, sans une consommation d’énergie excessive, demeure toutefois un grand défi technique.