« Marie-Denise, tu parles arabe ?! »

Nous venions de monter dans un taxi de Rabat. À mon côté, Marie-Denise Douyon, artiste et écrivaine montréalaise d’origine haïtienne, avec qui je participais au dernier Salon international de l’édition et du livre du Maroc mettant à l’honneur la littérature québécoise. À ma grande surprise, elle donnait des instructions en darija au chauffeur avec une aisance que je n’avais pas.

Le secret de son arabe marocain si bien baragouiné n’était ni Berlitz ni Duolingo. Il se trouve que Marie-Denise a grandi à Casablanca. De son enfance marocaine, elle garde quelques mots en darija qui enrichissent ses récits.

Née en Haïti, Marie-Denise Douyon avait 3 ans quand elle a quitté sa terre natale pour l’Afrique du Nord. C’était en 1964. Fuyant le régime duvaliériste de Papa Doc, ses parents se sont d’abord exilés en Algérie, où un poste de médecin à pourvoir attendait son père. Ils ont ensuite décidé de s’établir au Maroc, où ils sont demeurés une quinzaine d’années.

Ce soir-là, à Rabat, nous avons eu le bonheur de partager un repas avec le journaliste et producteur Mohamed Lotfi, bien connu pour Souverains anonymes, fabuleuse émission de radio enregistrée dans la prison de Bordeaux.

Alors que Mohamed nous racontait des anecdotes de prison et évoquait le pouvoir magique de l’art pour les détenus, Marie-Denise hochait la tête discrètement, une énigme dans le regard. L’air de dire « je sais, je sais… », avec la pudeur de ceux ayant vécu des choses qui ne se racontent pas.

Ce n’est que plus tard que j’ai compris que Marie-Denise savait trop bien ce que c’est que d’être en prison et de ne pouvoir en sortir que par son imagination.

Comme elle le raconte dans l’émouvant documentaire de Radu Juster Créer pour se recréer1, Marie-Denise a été victime d’une arrestation arbitraire lors de son retour en Haïti.

Son nom apparaît pour la première fois dans La Presse le 23 janvier 1990. Dans une dépêche faisant état d’une vague d’arrestations à Port-au-Prince et de l’expulsion de plusieurs dirigeants de l’opposition démocratique, officiellement « pour combattre le terrorisme », on mentionne que « Mlle » Marie-Denise Douyon, « publiciste connue », a aussi été arrêtée.

Marie-Denise éclate de rire en entendant ce « mademoiselle » suranné. « J’étais jeune à l’époque ! »

Mais la suite n’a évidemment rien de drôle.

Marie-Denise était en route vers la plage avec son chum de l’époque lorsqu’ils ont été arrêtés. Elle n’avait rien à se reprocher. Ce qui ne l’a pas empêchée d’être jetée en prison après un interrogatoire doublé d’une séance de torture.

« Comme j’étais très frêle et petite à l’époque, je me suis évanouie quand ils ont commencé à me frapper avec un bâton de baseball. Ça a déclenché une hémorragie qui a mis fin à la séance de torture. »

Elle se rappelle que le premier cri qu’elle a poussé sous les coups de son tortionnaire était « Ya Rabbi ! », c’est-à-dire « Mon Dieu » en arabe. Comme si la mémoire de l’enfance remontait à la surface et que c’était la petite fille en elle qui criait.

Marie-Denise a passé environ un mois en prison. Elle y a côtoyé des détenues victimes d’injustice qui n’avaient aucun moyen de défense. Des femmes qui, contrairement à elle, n’avaient pas la chance de compter sur un réseau dans la diaspora haïtienne travaillant à la faire libérer. Elle écoutait leurs histoires, en notait certaines, dessinait aussi, tentant de retrouver dans l’art une forme de refuge.

Aussi horrible soit-il, son séjour en prison ne fut pas uniquement tissé d’horreurs. Elle en retient aussi de beaux moments. La solidarité entre femmes, le chant, la prière, les rires, les confidences… Les lettres d’amour qu’elle écrivait aussi à des hommes qu’elle ne connaissait pas, à la demande de détenues qui étaient pour la plupart analphabètes.

Après la torture, la prison et les menaces qui ont suivi sa libération, Marie-Denise a demandé l’asile politique au Canada. Elle a posé sa valise à Montréal un jour de printemps en 1991.

Elle y a été accueillie à bras ouverts par des membres de sa famille déjà établis ici. « J’étais entourée et choyée de ce côté-là. »

Mais comme toute personne fuyant la persécution, elle vivait avec la peur de voir sa demande d’asile rejetée. Avec l’aide d’une avocate du bureau de Julius Grey, elle a préparé minutieusement son dossier pour pouvoir raconter ce qui ne se raconte pas. Et si on ne le croyait pas ? Et si on la renvoyait à ses tortionnaires ?

Acceptée comme réfugiée, Marie-Denise a continué de créer pour se recréer. En plus de peindre, d’écrire et de dessiner, elle a fondé en 2020, en plein confinement, les éditions Muzikiddy2, proposant des livres jeunesse et des programmes éducatifs qui sensibilisent les jeunes à la diversité culturelle.

Dans ses albums aux titres rigolos, elle utilise des proverbes pour aborder de façon ludique des sujets difficiles comme la discrimination ou l’intimidation.

Le plus récent s’appelle Nanane, l’iguane mythomane et aborde le sujet du mensonge en s’inspirant du proverbe créole haïtien « Twou manti pa fon… ». Traduction littérale : « Le trou du mensonge n’est pas si profond. ».

De la prison à Port-à-Prince à son exil à Montréal, Marie-Denise s’est donné pour défi de ne pas sombrer dans une forme d’« obscurantisme intérieur ». Elle a le sentiment d’y être arrivée, réussissant à maintenir un certain niveau d’optimisme en dépit des aléas de la vie.

Comment tu y arrives, Marie-Denise, avec l’actualité si désespérante ces jours-ci ?

« Je dirais que le cadeau inespéré, c’est d’être artiste et de créer. »

Ce cadeau est pour Marie-Denise intimement lié à la rencontre, qui est au cœur de sa démarche artistique et d’un parcours impossible à comprimer dans une petite case, d’Haïti au Québec en passant par le Maghreb où elle a grandi et les États-Unis, où elle a fait ses études.

Elle me parle avec enthousiasme des ateliers créatifs qu’elle a animés récemment dans les bibliothèques de Côte-des-Neiges, à Montréal. Dans le cadre du projet Proverbiart, elle invitait des jeunes et des personnes âgées à raconter une histoire qu’ils portent en eux en s’inspirant de proverbes du monde entier3. Une expérience des plus enrichissantes qui a donné lieu à de magnifiques rencontres.

« Quand je prends mon café en écoutant les nouvelles, je me dis : “Mon Dieu que ça va mal !” Et après, je vais donner mes ateliers et je me dis : “Mon Dieu que les êtres peuvent être beaux et lumineux.” »

1. Regardez le récit numérique Créer pour se recréer 2. Consultez le site des éditions Muzikiddy 3. Consultez la page du projet Proverbiart