Je sais, aucune chronique ne vous fera changer d’idée au sujet de la Loi sur la laïcité de l’État. Tous les arguments pour et contre ont été entendus, à tous les niveaux de décibels.

Mais peu importe votre avis, la réaffectation d’une enseignante voilée de la 3année du primaire, à Chelsea, en Outaouais, devrait à tout le moins faire réfléchir. Elle révèle deux choses importantes : le risque de réduire la laïcité à un affrontement Ottawa-Québec ainsi que la différence entre ceux qui théorisent le débat et ceux qui le vivent au quotidien.

Commençons par le fédéral.

Le Canada anglais exerce une pression énorme sur les libéraux, conservateurs et néo-démocrates pour dénoncer la loi québécoise.

Rares sont ceux qui y présentent l’argument laïque, soit d’exiger que les enseignants s’abstiennent de porter un signe religieux, par devoir de neutralité et par respect pour la liberté de conscience de leurs élèves. Rares aussi sont ceux qui donnent la parole aux musulmans qui appuient l’interdiction québécoise et qui rappellent que le port du voile est exigé seulement par les interprétations les plus rigoristes de l’islam.

Aucune nuance n’est possible, et la bonne foi n’existe pas. L’affaire est entendue : cette loi serait « raciste ». Même si elle vise la religion, et non la « race ».

Bob Rae, ambassadeur du Canada à l’ONU, soutient que la loi québécoise serait carrément incompatible avec la Déclaration universelle des droits de l’homme. Pourtant, nos tribunaux n’ont pas encore jugé la cause sur le fond.

Et en Europe, la Cour des droits de l’Homme a déjà statué que la limitation du port de signes religieux pouvait se justifier⁠1. M. Rae ne se force pas pour faire de la bonne pub à son pays ni à certains de ses alliés comme la France, l’Italie et l’Allemagne…

Ce contexte aide à comprendre les réactions embarrassées de Jagmeet Singh et d’Erin O’Toole.

M. O’Toole ne veut pas commenter la loi. M. Singh s’y oppose, et ce n’est pas surprenant. Elle lui interdirait d’enseigner au Québec avec son turban. Ce qui étonne toutefois, c’est que le chef néo-démocrate n’a pas osé le dire clairement en campagne électorale. Avec le recul, il aurait dû être franc. Avec un seul siège au Québec, il avait peu à perdre.

Reste que critiquer la loi au Québec est une opération délicate, surtout si vous êtes premier ministre du Canada et que votre nom de famille est Trudeau.

Justin Trudeau laisse entendre qu’il interviendra lors de la contestation inévitable de la loi en Cour suprême. Pour le reste, il pèse ses mots. Il joue les équilibristes, et de chaque côté du fil de fer, il reçoit des tomates. Aux yeux du Canada anglais, il manque de fermeté. Tandis que pour les Québécois favorables à la Loi sur la laïcité de l’État, il demeure un ennemi.

Pourtant, M. Trudeau a raison sur un point : peu importe ce qu’il fait, la loi est déjà contestée. La seule question est de savoir si le fédéral réclamera le statut d’intervenant pour ajouter sa plaidoirie. Certes, cela pourrait influencer les juges. Mais il est aussi possible que même si Ottawa restait passif, la Cour suprême invaliderait l’interdiction des signes religieux. Seule la disposition de dérogation la maintiendrait alors en vigueur.

S’il allait plus loin, il nuirait à sa propre cause.

Plus le Canada dénonce la loi sur la laïcité, plus certains Québécois y tiennent. Sa signification glisse. Elle ne sert plus seulement à limiter le port de signes religieux. Elle devient un geste d’affirmation nationale. Pour certains, c’est justement parce que le fédéral dénonce cette loi qu’il faut la défendre. Afin de rappeler que le Québec peut choisir son propre modèle.

François Legault disait un peu cela en interview l’hiver dernier.

LISEZ la chronique « Entrevue avec François Legault : le séisme, 10 ans plus tard »

Le débat devient plus symbolique. Mais en même temps, il devient aussi de moins en moins théorique.

Il est vrai que la Loi sur la laïcité de l’État est parfois appuyée en raison d’un sentiment antimusulman. Mais elle est également soutenue par de grands intellectuels comme Guy Rocher, acteur clé de la déconfessionnalisation de nos écoles.

Selon lui, les élèves sont jeunes et influençables, et les enseignants exercent une autorité morale sur eux. Cela vient avec certains devoirs et responsabilités. Par exemple, de ne pas porter d’écusson politique en classe. L’interdiction des signes religieux suit cette logique.

Sur papier, ce raisonnement théorique se défend. Mais il omet plusieurs questions concrètes : combien d’enseignants portent un signe religieux ? Combien de plaintes de prosélytisme ont été documentées ? Et quel problème exactement essaie-t-on de régler ?

Regardez les réactions. Les gens qui côtoyaient l’enseignante de Chelsea semblaient tous désolés. Cela rappelle qu’un des meilleurs prédicteurs de la tolérance envers un groupe est d’en connaître un membre.

Et même si l’interdiction protégeait des élèves, cet avantage serait-il supérieur au risque d’exacerber les tensions sociales ?

Le sens accordé aux vêtements religieux varie selon le contexte et l’individu. Je crains que l’on ne crée un ressac. Qu’en proscrivant les signes religieux, on incite des croyants à les afficher. Moins pour des raisons de foi que pour des raisons d’affirmation identitaire.

Sartre a déjà dit que l’antisémitisme faisait le Juif. C’est vrai pour les autres groupes aussi. Plus sa culture ou sa religion est attaquée, plus on la revendique. Pour des raisons plus identitaires que religieuses.

D’ailleurs, l’enseignante elle-même a reconnu à l’Ottawa Citizen que son hijab était plus identitaire que religieux.

« C’est important pour moi de continuer de le porter parce que je sais que certaines idéologies ne veulent pas que je le porte. C’est ma résistance et ma résilience », a-t-elle confié en anglais.

Lisez l'article complet (en anglais)

On peut y voir la preuve que le foulard est un choix personnel, qu’il véhicule un message politique et qu’il peut être enlevé. Mais inversement, il est possible d’y déceler au contraire le danger de cette loi : renfermer les gens sur leur communauté et leur donner l’impression d’être rejetés par les Québécois.

À tout le moins, tout le monde devrait reconnaître un paradoxe commun entre les partisans de la loi sur la laïcité et ceux qui tiennent à leurs signes religieux : quand ils se sentent attaqués sans nuance et sans respect, leur attitude se raffermit.

Voilà quelque chose que tous auraient intérêt à méditer. Cela justifie, au minimum, de hurler moins fort son désaccord.

1. Des décisions favorables à l’interdiction des signes religieux à l’école ont été rendues notamment dans le cas de la France, de l’Italie, de la Suisse et de la Turquie. D’autres restrictions ont aussi été validées au Royaume-Uni et en Belgique.

Lisez à ce sujet l’analyse du professeur de droit Patrick Taillon (page 604 du document)