Les messages d’Akbar Shinwari commencent toujours de la même façon. « Comment vas-tu, ma sœur ? Comment va ta famille ? » C’est une formule de politesse afghane qui devrait me faire sourire, mais depuis trois mois, je me suis mise à la redouter.

Parce que chaque nouveau message du journaliste afghan qui tombe dans ma boîte Messenger risque de m’annoncer un autre rebondissement déroutant pour lui et sa famille. Ou pire, une absence totale de rebondissement qui plonge Akbar, sa femme et ses cinq enfants dans le doute et l’angoisse tout en ajoutant une couche sur le millefeuille de ma frustration.

J’essaie depuis la mi-août d’aider Akbar et sa famille à venir au Canada dans le cadre du programme spécial réservé aux Afghans qui ont travaillé avec des représentants du Canada en Afghanistan. Et je me heurte sans arrêt à un mur.

Et je suis malheureusement loin d’être la seule. Tous les journalistes et les organisations non gouvernementales consultés pour cette chronique et qui tentent de faire venir au pays leurs collègues afghans sont dans le même bateau. Il y a tellement de brume dans le processus gouvernemental qu’on navigue tous à tâtons.

J’ai connu Akbar Shinwari en 2005 à Kaboul. J’y étais pour couvrir la première élection parlementaire afghane après la chute des talibans et le déploiement des Forces armées canadiennes à Kandahar. Akbar était mon « fixeur », c’est-à-dire un journaliste qui m’aidait à organiser mes entrevues en plus de jouer le rôle d’interprète. C’est aussi lui qui s’occupait de la logistique des reportages et de la sécurité. En Afghanistan, un fixeur, ce n’est pas juste utile, c’est vital.

Je ne suis jamais retournée en Afghanistan, mais j’ai gardé le contact avec mon fixeur, qui est devenu un ami. Si j’avais besoin d’un contact pour faire un reportage à distance, il répondait toujours présent.

Dans la dernière année, nos échanges de courriels sont devenus plus fréquents. Une campagne d’assassinats ciblés et non revendiqués a fait des dizaines de morts en Afghanistan dans les cercles journalistiques et au sein des organisations de la société civile. Les fixeurs comme Akbar se savaient visés.

PHOTO WAKIL KOHSAR, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Combattants talibans montant la garde au bord d’une route de la capitale, Kaboul, le 16 août dernier

Quand les talibans ont repris le pouvoir en août, nos communications se sont faites encore plus pressantes. C’était à mon tour de faire tout en mon pouvoir afin de lui éviter de payer le prix ultime pour son travail des 20 dernières années. À mes côtés, mais aussi auprès de journalistes britanniques et américains. Et tout ça, à partir de mon bureau à la maison.

Comme la plupart des gens qui font ce métier en Afghanistan, c’est accidentellement qu’Akbar est devenu fixeur. Quand des avions ont heurté les deux tours du World Trade Center, à New York, Akbar étudiait les sciences politiques à Peshawar, au Pakistan. Il avait 21 ans et parlait couramment anglais. « Quelques semaines plus tard, de retour de mes cours, j’ai rencontré des étrangers qui m’ont dit qu’ils étaient journalistes et qu’ils avaient besoin d’aide. Ils m’ont invité à me joindre à eux pour entrer en Afghanistan afin de couvrir l’intervention des forces armées américaines contre Al-Qaïda et les talibans », raconte Akbar, joint au téléphone. Un des étrangers était Geraldo Rivera, le journaliste de Fox News.

Akbar a mis ses études en suspens et a assumé le rôle de fixeur. Pendant 20 ans.

Geraldo Rivera est aujourd’hui bien conscient qu’il a fait dévier le cours de la vie du jeune Afghan. En 2016, il l’a aidé à reprendre ses études. Il lui a trouvé un boulot qui lui a permis de soutenir sa famille et de voyager, tout en finissant son baccalauréat. C’est donc avec un diplôme universitaire en poche qu’Akbar a quitté son pays à la hâte l’été dernier.

C’est du Kosovo que mon ancien collègue afghan me contacte ces jours-ci. Il y est depuis la mi-novembre. Mais c’est d’abord à Doha, au Qatar, qu’il a été évacué. Quelques jours après l’arrivée des talibans. Il a eu plus de chance que bien d’autres fixeurs qui ont travaillé pour des médias canadiens et leur famille. Sur la liste de quelque 500 noms qui a été fournie aux autorités canadiennes par l’Association canadienne des journalistes, Journalists for Human Rights et nombre de médias, 279 sont toujours pris au piège en Afghanistan. Entre la vie et la mort.

À ce jour, seulement 72 personnes de cette liste sont arrivées au pays et 36 autres ont reçu toutes les autorisations nécessaires. Il y a donc 150 personnes qui sont dans de tiers pays et qui font le pied de grue. Akbar et sa famille sont de ce groupe.

Au Qatar, la famille Shinwari était hébergée dans le village flambant neuf qui accueillera les athlètes de la Coupe du monde de soccer en 2022, mais au Kosovo, les Afghans dorment dans un grand hangar. Akbar et les siens ont improvisé des paravents pour assurer un peu d’intimité. « Les trois autres fixeurs qui étaient avec moi au Qatar sont tous arrivés à leur destination finale », se désole Akbar, se sentant de plus en plus esseulé.

En principe, trois mois d’attente, ce n’est pas excessivement long dans une situation de réinstallation, mais dans le cas d’Akbar, c’est le manque sidéral et sidérant d’information qui cause de l’anxiété. Son dossier a été envoyé à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada à la fin d’août par le truchement d’une adresse courriel dédiée, mais depuis, il n’a jamais été contacté par quiconque au Ministère.

Quand il a composé le numéro de téléphone mis sur pied pour les Afghans dans sa situation, on lui a dit que son dossier n’apparaissait nulle part. Qu’il n’avait peut-être pas encore été ouvert par un fonctionnaire. Qu’il devrait demander de l’aide à son contact canadien : moi.

De mon côté, j’ai frappé à beaucoup de portes pour savoir si les informations envoyées fin août étaient arrivées à bon port. Après trois mois de cul-de-sac, c’est finalement le bureau de mon député, Marc Miller, qui a accepté de nous donner un coup de main cette semaine.

Akbar est loin d’être sorti du bois. Pour le moment, personne ne semble capable de nous expliquer la marche à suivre pour remettre le processus sur les rails. La machine bureaucratique est plus opaque que jamais. La tête ne parle pas à la queue. « Il y a une volonté politique de régler ce dossier, mais on peut dire qu’il y a un fossé entre l’aile politique et la fonction publique en ce moment », nous a dit une source gouvernementale.

On sait que le Canada peut faire beaucoup mieux que ça. On l’a vu lors de l’accueil de réfugiés syriens à la fin de 2015 et au début de 2016. On l’a vu quand le pays a ouvert ses portes aux réfugiés en provenance du Viêtnam dans les années 1970. Et dans les deux cas, le Canada n’avait pas de liens directs avec ces réfugiés, nous n’avions pas travaillé avec eux au coude-à-coude.

Espérons maintenant que le gouvernement et sa fonction publique trouveront le moyen de travailler en symbiose sur le dossier afghan. Pour aider ceux qui nous ont tendu la main pendant les 20 ans de notre présence en Afghanistan. Pour qu’Akbar et les siens sachent enfin à quoi s’attendre.

Moi, je continue de les attendre de pied ferme.