Un acte de sabotage contre lui-même.

C’est ainsi que Justin Trudeau expliquait dans son autobiographie pourquoi il avait échoué à un cours de psychologie expérimentale à McGill. Il voulait montrer à son célèbre père qu’il ne deviendrait pas un universitaire réputé. Qu’il n’étudierait pas non plus en droit.

S’il perd son pari électoral, on pourra y voir une autre blessure auto-infligée. Lundi, il joue sa carrière et son héritage. Une défaite mettrait en péril son réseau national de garderies et son plan sérieux de lutte contre les dérèglements climatiques. Des politiques qui avançaient pourtant sans peine sous son gouvernement minoritaire.

Pour sauver sa peau, il ne pourra pas refaire le coup de 2015.

À l’époque, le CV du chef était d’une minceur gênante face à Stephen Harper et à Thomas Mulcair. Il les a battus en incarnant à la fois le rêve et la nostalgie.

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L'ancien premier ministre conservateur Stephen Harper, le soir de sa défaite aux élections d'octobre 2015, à Calgary

Mais le rêve, ça s’use et ça use… Au lieu de brandir partout son « plan », il défend maintenant un bilan. Avec des espoirs déçus, des compromis frustrants et quelques promesses non tenues.

Et ses rivaux sont aussi plus aguerris qu’en 2019. Contrairement à Andrew Scheer, Erin O’Toole a déjà été ministre. Jagmeet Singh est un peu plus expérimenté. Yves-François Blanchet reste un tribun habile.

M. Trudeau, lui, ne propose plus l’harmonie des « voies ensoleillées ». Le pouvoir a craquelé cet idéalisme.

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Après sa victoire en 2015, il annonçait le retour du « dialogue continu » avec les provinces. Ce serait son « premier principe » pour trouver des « terrains d’entente ».

Mais les tensions ont été fréquentes et le fédéral se réservait le dernier mot. M. Trudeau a imposé ses priorités aux provinces, comme tarifer le carbone – la Cour suprême lui a donné raison. Il promet de continuer à défendre ses principes.

« Je vais m’ingérer dans leurs affaires ! », a-t-il lancé en entrevue éditoriale avec La Presse au sujet du Nouveau-Brunswick qui restreint l’accès à l’avortement. Une bataille est aussi à prévoir à la suite de sa promesse de réduire les émissions du secteur pétrolier et gazier. Et il songe à participer à la contestation de la Loi sur la laïcité de l’État.

M. Trudeau n’a presque plus d’alliés parmi les provinces. Une seule est encore dirigée par un libéral : Terre-Neuve-et-Labrador. Sa relation est plutôt bonne avec la Colombie-Britannique, gouvernée par le NPD. Pour le reste, c’est bleu partout. Il espère que les Canadiens voudront élire un contrepoids rouge.

Mais au Québec, il se complique lui-même la vie en enrageant le populaire François Legault avec ses ingérences en santé.

À quoi bon des normes nationales pour les soins aux aînés ? En entrevue jeudi, il a eu le temps de s’expliquer au-delà de ses habituelles lignes de presse. Selon lui, les provinces devraient compiler leurs données avec une méthode commune pour vérifier ce qui fonctionne bien et adopter ainsi les meilleures pratiques.

Le gériatre Réjean Hébert, ex-ministre péquiste et ex-candidat libéral fédéral, dit la même chose. Reste que l’urgence est ailleurs : recruter du personnel infirmier, en améliorant le salaire et les conditions de travail. Et même si l’émulation des meilleures pratiques est souhaitable, ce n’est pas au fédéral de l’imposer.

Mais M. Trudeau se cherche un projet à vendre aux électeurs, et avec la pandémie, celui-là lui paraît irrésistible.

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Erin O’Toole brandit partout son fameux plan. Il ne manque qu’un numéro 1 800 au bas de l’écran pour se croire dans une infopub.

En cela, il s’inspire de M. Trudeau. En 2015, le chef libéral ressemblait à un technocrate idéaliste. Son équipe avait même embauché un gourou de la « deliverology ». Pour lui, un parti se faisait d’abord élire pour son programme et le rôle du gouvernement consistait à appliquer ce mode d’emploi.

Pourtant, ces documents sont écrits avec des moyens limités, en pensant tant à leur rendement électoral qu’à leur faisabilité. Une grosse partie du travail de premier ministre consiste à arbitrer les conflits imprévus.

Après la concentration du pouvoir durant les années Harper, M. Trudeau promettait de se fier davantage à ses ministres. Son cabinet cochait chaque case de la diversité. La photo était parfaite et tout le monde avait reçu son câlin.

Mais les tensions sont inévitables dans un gouvernement, et le chef a le dernier mot. Jody Wilson-Raybould a claqué la porte à cause du dossier SNC-Lavalin – elle accuse M. Trudeau de lui avoir demandé de mentir. Jane Philpott, ministre de la Santé appréciée de ses collègues, a aussi démissionné.

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L'ancienne ministre libérale Jody Wilson-Raybould

Le ministre des Finances Bill Morneau les a imitées en août 2020. Il était soupçonné de conflit d’intérêts lié à WE Charity. Selon la rumeur, il désapprouvait l’ampleur des programmes d’aide durant la pandémie.

Des sources m’ont également rapporté des tensions avec les fonctionnaires aux Finances quant aux subventions à l’industrie des énergies fossiles. Le sous-ministre a d’ailleurs été remplacé en décembre dernier par Michael Sabia, ex-dirigeant de la Caisse de dépôt et placement du Québec et de la Banque de l’infrastructure du Canada.

Il est rare qu’un premier ministre parle ouvertement d’un conflit avec la haute fonction publique. Mais M. Trudeau a été d’une étonnante franchise à ce sujet avec La Presse jeudi. Au début de la pandémie, les Finances lui proposaient un choix : une prestation d’urgence pour les citoyens sans travail ou une subvention salariale pour les employeurs.

Il voulait les deux. « Je leur ai dit : “Essayez de créer quelque chose. Même si vous ne pensez pas que c’est une bonne idée, faites un modèle.” Malheureusement, ç’a été extrêmement difficile… »

À bout de patience, il a demandé au Conseil privé (le ministère du premier ministre) de faire ce travail.

« J’ai drivé [le dossier] », résume-t-il.

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L’anecdote contredit l’image de M. Trudeau le messager des cerveaux qui travaillent en coulisses.

Comme ses prédécesseurs, il reçoit à la fin de chaque journée un ensemble de notes sur les décisions prises et sur celles à venir. Et il les lit.

PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre sortant Justin Trudeau en campagne vendredi à Hamilton, en Ontario

J’en ai parlé avec différentes sources cette semaine. Certains sujets l’intéressent plus que d’autres, comme l’environnement, la diversité et les inégalités. L’allocation familiale, qui a sorti 300 000 enfants de la pauvreté, constitue d’ailleurs un de ses principaux legs.

Mais le développement économique n’a pas été une de ses forces. Il répète vouloir « investir pour stimuler la croissance ». Le budget saupoudre les mesures, sans direction claire pour accroître la productivité. Les aides aux entreprises sont aussi faites avec peu de conditions.

Les critiques sur sa personnalité l’égratignent encore plus. Avec le temps, il est devenu clivant.

Il s’excuse à répétition pour le passé du Canada, une larme télégénique à l’œil. Mais il peut être tout autant empathique que cassant. Il a récemment insinué que les conservateurs étaient racistes parce qu’ils s’inquiétaient de l’espionnage chinois dans la recherche scientifique.

Avec le Québec, ce fut parfois laborieux. Des ministres, comme Ahmed Hussen à l’Immigration, se souciaient peu des demandes de la « province du Québec ». M. Trudeau a attendu novembre 2019 avant de nommer un lieutenant, Pablo Rodriguez, pour désamorcer les tensions avec l’Assemblée nationale.

À part les ingérences en santé, les relations avec Québec se sont améliorées. D’importances annonces économiques ont été faites dans les derniers mois. M. Trudeau a aussi étonné en reconnaissant la nation québécoise et le statut du français comme langue à la fois majoritaire et précaire au Québec. Les pressions du Bloc ont aidé. Mais il a aussi été influencé par Mélanie Joly et d’autres Québécois au cabinet.

Le même phénomène s’est déroulé avec l’Alberta. De l’aveu de M. Trudeau, ses deux ministres albertains ont joué un rôle crucial pour le convaincre d’acheter l’oléoduc Trans Mountain. Une décision « contre-nature » pour lui.

À ses yeux, c’était un mal nécessaire pour apaiser les Prairies durant la transition énergétique. Ce fut un échec. L’Ouest n’a pas décoléré et les écologistes ont crié à la trahison.

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De ses années au pouvoir, je pense que M. Trudeau retient plusieurs leçons.

D’abord, que certains compromis sont impossibles. Mieux vaut choisir ses ennemis que de déplaire à tous.

Ensuite, que le pouvoir d’un chef de gouvernement reste limité. Face aux États-Unis ou à la Chine, le Canada a peu de cartes à jouer.

Enfin, que les plans sont insuffisants. Gouverner, c’est aussi réagir aux crises comme la COVID-19 en se fiant à son instinct. Trancher vite à partir d’hypothèses invérifiables, dans la solitude du pouvoir.

Cela explique sans doute qu’il soit si irrité par les critiques manichéennes de Jagmeet Singh, qui prétend que M. Trudeau gouvernerait pour les riches et ne ferait rien de plus que les conservateurs pour le climat.

Mais la complexité est parfois une excuse commode… Par exemple, M. Trudeau promettait en 2019 le rachat volontaire des armes d’assaut. Après son élection, il a reculé. Et maintenant, il s’engage de nouveau à le faire. La confiance n’est pourtant pas une ressource à ce point renouvelable.

Il n’y a pas si longtemps, on se demandait si M. Trudeau aimait encore son boulot. Il semblait éteint. Sa passion est revenue. Lors de notre interview, il était combatif. Le contraste m’a frappé avec nos précédentes rencontres : il délaissait les lignes prémâchées afin d’approfondir les enjeux.

Dans son autobiographie, M. Trudeau se définit souvent en opposition à son père. Il se compare plutôt à son grand-père maternel, James Sinclair, ministre des Pêches dans les années 1950. Un homme qui aimait mieux rencontrer des gens que s’enfermer avec ses livres.

Avec la campagne électorale, M. Trudeau joue son rôle préféré. Il doit toutefois avoir le trac. Son pari n’a jamais semblé si risqué. Et s’il échoue, le seul coupable, il aura tout son temps pour le regarder dans le miroir.