À quoi mesure-t-on l’insécurité d’un pays quand on n’y habite pas ? À l’inquiétude qui nous ronge quand on y a de la famille ou des amis.

Au lendemain de l’assassinat du président Jovenel Moïse par un commando qui a aussi blessé son épouse Martine Moïse, à l’intérieur de sa propre maison située dans les hauteurs de Port-au-Prince, je pense à l’angoisse des Haïtiens du Québec, qui avaient déjà de bonnes raisons de craindre pour leurs proches dans ce pays.

Depuis un bout de temps, les gangs armés sèment la terreur dans la capitale. La semaine dernière, un sommet a été atteint avec les meurtres de la militante Antoinette Duclair et du journaliste Diego Charles, dans le sillage d’un carnage qui a fauché une dizaine de personnes à Christ-Roi et à Delmas. Tous tués à bout portant.

Si même le président, aussi impopulaire soit-il, n’échappe pas au massacre, qui peut se croire en sécurité ?

Pendant une décennie, j’ai pu tâter le pouls d’Haïti, dans des reportages ou des voyages chez des amis qui me sont devenus chers au fil du temps. J’ai fait du nord au sud, de Cap-Haïtien à l’Île-à-Vache, en passant par Port-au-Prince et Jacmel. Je dirais que dans les années qui ont suivi le tremblement de terre de 2010, ce pays, bien qu’abîmé, ne faisait pas peur. On sentait même l’espoir dans les projets de reconstruction qui n’ont été finalement qu’une trahison de plus pour le peuple de la part de la communauté internationale et des élites haïtiennes. Plus le temps avançait, plus le pays stagnait — voire régressait —, ce qui décourageait même les optimistes les plus dévoués.

Il y a trois ans, je discutais avec des gens qui avaient choisi de vivre en Haïti et qui remettaient en doute leur décision, à mesure que l’avenir rétrécissait comme peau de chagrin. Ils s’inquiétaient de plus en plus de la circulation d’armes. À cela s’ajoutait une flambée des prix des denrées et de l’essence, là où une majorité de gens peinent à gagner leur vie. Sans oublier les habituels problèmes d’absence d’eau potable, de pannes d’électricité et de pénuries.

L’insécurité alimentaire gruge les dernières forces d’une population au bout du rouleau. Les cas d’anémie sont devenus courants. Ça ne peut pas bien aller quand un peuple a faim, quand bien même on augmente dans les beaux quartiers le nombre des murs bétonnés et des gardiens de sécurité.

La dernière fois que j’y suis allée, c’était en janvier 2020, juste avant la pandémie. D’ailleurs, quelle pandémie ? En ce qui concerne Haïti, la COVID-19 n’arrive certainement pas au top d’une liste accablante de problèmes. Il n’y a même pas de campagne de vaccination. De toute façon, les crises politique et humanitaire en Haïti ont été évacuées de l’actualité avec la crise sanitaire mondiale, pour y revenir de façon brutale avec l’assassinat du président Moïse.

La première chose qui m’avait frappée en janvier 2020 était la désertion du bas de la ville, trop près de quartiers chauds, qui sont carrément devenus des zones de non-droit. On est forcé de les traverser quand on sort de l’aéroport Toussaint-Louverture, et croyez-moi, tout le monde fait ça le plus vite possible, en récitant parfois une petite prière. On m’a expliqué que les gens se réfugient de plus en plus en hauteur dans les montagnes abruptes pour fuir la violence, même si cela signifie de longs trajets pour aller à l’école ou au travail.

En janvier 2020, le pays sortait à peine du « peyi lòk » (« pays bloqué »), lancé par le mouvement des « pétrochallengers » qui réclamait que la lumière soit faite sur l’argent volatilisé de PetroCaribe devant servir à la reconstruction d’Haïti. Les manifestations ont duré des semaines et paralysé le pays, où se mêlaient de plus en plus de gens qui n’étaient pas, disons, des militants progressistes. On sentait la tension dans l’air, même si la poussière semblait retombée.

Pour souligner les dix ans du séisme, le gouvernement avait organisé une petite cérémonie au Mémorial du 12 janvier à Titanyen, situé à environ 40 minutes de la capitale. Les médias avaient reçu l’information à la dernière minute. Des Haïtiens ironiques m’avaient dit que Jovenel Moïse sortait rarement de ses quartiers, ce que l’on comprend mieux aujourd’hui, et qu’on avait probablement dû lui tordre un bras pour cet évènement.

PHOTO ANDRES MARTINEZ CASARES, ARCHIVES REUTERS

Le président Jovenel Moïse et sa femme, Martine, lors de la cérémonie pour souligner les dix ans du séisme, à Titanyen, le 12 janvier 2020

Le président ainsi que les dignitaires étaient protégés par un contingent d’hommes armés. Mais il a suffi d’un petit groupe de protestataires qui s’est pointé au Mémorial pour que tout le monde saute dans sa voiture et revienne dare-dare à Port-au-Prince. Tout s’est passé tellement vite que des journalistes internationaux ont été largués sur place. Voyant le président quasiment s’enfuir et ne sachant pas ce qui se profilait à l’horizon, je n’ai moi-même jamais sauté aussi vite dans un char, conduit par un chauffeur qui avait loué un autre véhicule que le sien, au cas où il aurait été attaqué. Ça vous donne une idée de l’ambiance.

Pour la première fois depuis que j’allais en Haïti, des amis me prévenaient qu’il ne fallait pas circuler à pied le soir, à cause de la multiplication des enlèvements. Ce type de conseils ainsi que l’atmosphère hautement volatile ont fait que je me suis presque demandé si j’allais pouvoir me rendre à l’aéroport pour revenir chez moi.

Et pourtant… comment dire encore la beauté de ce pays que j’aime, mais que pourtant toute une jeunesse rêve de quitter pour avoir une vie digne ?

L’assassinat de Jovenel Moïse n’augure rien de bon pour la suite, alors que nous savons tous que les souffrances d’Haïti ont dépassé les bornes depuis longtemps. Aux Haïtiens qui tremblent encore une fois pour leur pays et leurs proches, j’offre toute ma compassion. Le peuple haïtien, qui a traversé trop d’épreuves, ne mérite pas qu’on lui inflige davantage de tourments ni que nous l’abandonnions.