« Ma fille est là. » Depuis le matin, Liliane Cyr fait le pied de grue à proximité d'un chantier de fouilles établi par la police de Montréal, dans le stationnement du centre des loisirs de Saint-Laurent. Elle est convaincue que les enquêteurs vont trouver les ossements de Yohanna sous l'asphalte. « Ma fille est là », répète-t-elle aux journalistes dépêchés sur les lieux.

En cette froide journée du 7 novembre 2014, Lilly semble résignée, presque apaisée. Depuis trois ans, les sergentes-détectives Marie-Julie Durand et Ann Hackett, du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), tentent de percer le mystère de la disparition de Yohanna Cyr, survenue le 15 août 1978. Elles ont été mandatées pour reprendre l'enquête - depuis le début.

La tâche est colossale. Au cours de ces trois années, les deux policières se sont heurtées aux silences et aux trous de mémoire des témoins. L'enquête piétinait depuis des mois quand elles ont obtenu le feu vert pour suivre une nouvelle piste, au printemps 2014. Leur dernier espoir.

La concierge de l'immeuble où logeait Lilly à Saint-Laurent avait raconté avoir vu un homme en sortir vers minuit, le soir de la disparition de Yohanna. Il transportait un objet métallique, semblable à une boîte à pain, et s'était dirigé vers le terrain vague à l'arrière du complexe immobilier.

L'information valait la peine d'être creusée. L'idée de la sergente-détective Marie-Julie Durand était aussi inusitée qu'audacieuse. Ancienne étudiante en génie, elle a pensé comparer des photos aériennes de l'époque à des clichés plus récents. Le terrain vague avait disparu. On l'avait depuis longtemps recouvert de bitume.

Mais si Yohanna avait été enterrée là, ses restes s'y trouvaient peut-être encore, sous l'asphalte. La policière a donc pris contact avec Michel Chouteau, professeur à Polytechnique, pour lui demander son aide. L'expert en géophysique a tout de suite compris où elle voulait en venir. « Des méthodes radar, peu pénétrantes mais de très haute résolution, permettent d'imager le sous-sol sur deux ou trois mètres », explique le professeur. On pouvait utiliser ces méthodes pour détecter le métal enfoui sous terre.

Michel Chouteau a accepté de collaborer à l'enquête. En avril puis en septembre 2014, deux de ses étudiants, armés de machines perfectionnées, ont arpenté le stationnement de long en large. Un travail de moine. « Le terrain était grand comme un terrain de football et les mesures étaient prises tous les centimètres ! Cela fait beaucoup de mesures à analyser. »

Lilly a assisté aux recherches tous les jours. « J'avais l'impression qu'elle était résignée. Elle voulait savoir, une fois pour toutes. Ne plus être dans l'attente. Elle n'avait jamais pu faire son deuil. »

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Quand Mélissa est venue au monde, Liliane Cyr a eu l'impression qu'on lui donnait une seconde chance. Sa deuxième fille est née le 13 mai 1979, neuf mois presque jour pour jour après la disparition de Yohanna. Elle avait les mêmes yeux bruns, la même peau couleur café. « Je voyais Yohanna dans son visage. C'est comme si on me la redonnait. »

Longtemps, Lilly a été « presque certaine » que Mélissa était la fille de son ancien amoureux, Aaron Lewis. Elle l'a même joint aux États-Unis peu après la naissance. Aaron lui a parlé de Yohanna. « Il m'a dit :  "Si tu veux ta fille, tu n'as qu'à venir ici." » Lilly a refusé net. Elle avait peur d'Aaron, de sa possible vengeance, de ce qui l'attendait à Boston. Depuis ce coup de fil, elle ne lui a plus jamais reparlé.

Avec le temps, Lilly a fini par se convaincre que Mélissa n'était pas de lui. Que sa fille ne pouvait pas partager les gènes d'un homme qui lui avait, croyait-elle, arraché son premier enfant.

Avec le temps aussi, Lilly a compris qu'elle n'avait pas eu de seconde chance avec Mélissa. « Tu ne peux pas remplacer un enfant par un autre. Elle ne pouvait pas prendre la place de Yohanna. »

Les années ont passé. Peu après avoir accouché de sa troisième fille, Vera, Lilly a cessé de danser. Elle est passée derrière le bar, servant les clients jusqu'au bout de la nuit. Seule, elle a élevé ses filles de son mieux. Mélissa, surtout, lui a donné du fil à retordre. « Tout le stress que j'avais subi pendant l'enlèvement, elle l'avait subi en moi. C'était une enfant enragée. »

Pendant toutes ces années, Lilly n'a jamais cessé de penser à Yohanna. Autour d'elle, le monde semblait l'avoir oubliée. En mars 1994, la police de Montréal a même avoué qu'elle avait égaré son dossier, y compris un bon nombre de ses photos. « On m'a dit un jour que si j'avais eu de l'argent, mon dossier aurait été traité d'une autre manière. Ça se peut », lâche-t-elle avec dépit.

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Les malheurs se sont abattus sur Lilly en 2011. Le bar où elle travaillait depuis 10 ans a fermé ses portes. Sa soeur Simone, dont elle était très proche, a été emportée par un cancer du poumon. Puis, elle a trouvé son copain mort dans son appartement, terrassé par une crise d'épilepsie.

Sans emploi, forcée de déménager dans un logement trop sombre et trop étroit au sous-sol d'un immeuble, Lilly ruminait sa vie. « J'étais au bout. Je ne faisais plus confiance aux policiers. Je voulais les poursuivre pour avoir perdu le dossier de Yohanna. »

Lilly était au bord du précipice, en septembre 2011, quand le SPVM a réactivé le dossier de sa fille. Marie-Julie Durand et Ann Hackett ont commencé par interroger Jean*, le père biologique de Yohanna. Personne n'y avait encore songé.

Le 21 octobre 2011, elles ont convoqué l'homme d'origine haïtienne, père de cinq enfants, au Centre opérationnel ouest du SPVM. « Ce jour-là, on m'a dit que j'avais une autre fille. Je ne dis pas que c'est faux, mais je ne le savais pas », souligne Jean.

Lilly jure que c'est faux. « Il le savait, il l'avait vue une fois, sa fille. Mais je lui donne le bénéfice du doute. Peut-être ne s'en souvenait-il pas. » Au poste de police, elle lui a montré un portrait de Yohanna à l'âge adulte, réalisé à partir de ses photos de bébé. Sa réaction l'a consternée. « Il m'a dit : "C'est toute une femme ! Si je l'avais rencontrée sur la rue, je l'aurais draguée..." »

Bien qu'anodine, la remarque était suffisante pour semer le doute dans le coeur de Lilly. S'était-elle trompée de suspect pendant toutes ces années ? Jean avait-il pu lui enlever sa fille ? Cette piste a rapidement été écartée, toutefois, par les deux enquêteuses, qui n'ont pas tardé à tourner leur attention vers la principale « personne d'intérêt » dans cette affaire : Aaron Lewis.

Les policières l'ont retrouvé en 2012. Il vivait, et vit toujours, avec sa femme dans une petite ville du New Hampshire. « Elles m'ont montré une photo et m'ont demandé de l'identifier. J'ai dit : "Il a engraissé, mais c'est bien lui" », raconte Lilly.

Alors, Marie-Julie Durand et Ann Hackett ont pris la route du New Hampshire.

« Elles ont tout tenté pour le faire craquer, mais il a maintenu qu'il n'était pas impliqué, que Liliane serait déstabilisée », relate la directrice générale du Réseau Enfants-Retour, Pina Arcamone, qui suit le dossier de près depuis des années.

Lilly avait enregistré un message vidéo pour Aaron. « Il bougeait tout le temps, il ne voulait pas l'entendre. Les policières lui ont dit de s'asseoir et d'écouter. Il n'a pas eu le choix de le faire », dit Lilly. Sur la bande vidéo, elle supplie Aaron de se mettre à table. « Moi, ça me ferait du bien et toi, ça te libérerait. Avant de mourir, je veux savoir ce qui est arrivé à ma fille. »

En quittant le New Hampshire, les policières ont dû se rendre à l'évidence : leur enquête n'avait pas avancé d'un iota. Aaron s'était borné à leur répéter qu'il avait été lavé de tout soupçon en 1978. Qu'il s'était tourné vers Dieu, et que ce dernier lui avait pardonné ses erreurs du passé.

Lilly l'a interprété comme un aveu. Elle avait toujours gardé espoir de retrouver sa fille en vie. Elle n'y croyait plus.

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En ce matin gris du 7 novembre 2014, Liliane Cyr est plus convaincue que jamais que Yohanna est morte. Et que les policiers qui s'affairent à creuser dans le stationnement du centre des loisirs de Saint-Laurent vont bientôt trouver ses restes.

Vers 14 h, la sergente-détective Marie-Julie Durand se présente aux journalistes regroupés près du chantier. Elle a l'air sombre comme le ciel. « Ce sont de mauvaises nouvelles que j'ai à apporter aujourd'hui... »

Le métal détecté n'est pas une boîte à pain, mais un bout de tuyau. Sous le bitume, il n'y a que du remblai. Le sol original - et tout ce qu'il contenait - a été creusé sur plus d'un mètre et emporté ailleurs, des années plus tôt.

La sergente-détective accuse durement le coup. « Je me sens très triste pour la famille parce que, quand on rentre dans la police, c'est pour aider les autres, c'est la soif de justice », confie-t-elle à LCN. Depuis trois ans, la policière a suivi toutes les pistes, retourné toutes les pierres. Mais elle doit se rendre à l'évidence : son enquête vient de frapper un mur.

Lilly, elle, est anéantie. Elle quitte le stationnement en pleurs, incapable d'affronter les journalistes. Elle était tellement convaincue de trouver sa fille - et de pouvoir clore enfin ce chapitre de sa vie. Elle s'enfermera chez elle pendant des mois et perdra plus de la moitié de son poids. « Ça m'a quasiment tuée. Pour moi, c'était comme s'il ne se passerait plus rien, plus jamais. »

Deux ans plus tard, Lilly recevra un message privé sur Facebook : « Je pense que je suis peut-être Yohanna. »

*Prénom fictif. Nous avons préservé l'anonymat du père biologique de Yohanna à sa demande.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Les malheurs se sont abattus sur Lilly depuis la disparition de sa fille à l'été 1978.