(Toronto) Les têtes tombent et roulent à l’Omnium Banque Nationale de Toronto. Le tournoi progresse et de plus en plus, les noms des meilleurs participants s’effacent du tableau principal. Un phénomène en expansion, qui prouve que le tennis masculin est sans doute plus compétitif que jamais.

Seulement trois des huit premières têtes de séries ont atteint les quarts de finale, cette année, à Toronto. Carlos Alcaraz (1), Daniil Medvedev (2) et Jannik Sinner (7) sont les seuls joueurs chiffrés à avoir survécu jusqu’à vendredi.

Dans la journée de mercredi, Stefanos Tsitsipas (4), Andrey Rublev (6) et Holger Rune (5) sont tombés un après l’autre.

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Holger Rune

Cette tendance à voir les meilleurs joueurs partir plus tôt que prévu s’est observée dans la majorité des tournois de catégorie Masters 1000 depuis le début de la saison.

À Indian Wells, seulement quatre des huit joueurs en quarts de finale appartenaient aux huit premières têtes de série. À Miami, c’était deux. Comme à Madrid.

Les seules exceptions sont à Monte-Carlo et Rome, où respectivement six et cinq favoris ont vogué jusqu’en quarts de finale.

Un changement de paradigme ?

La Presse a sondé plusieurs joueurs de l’ATP sur cette tendance dominante. La réponse la plus complète et la plus éclairante est provenue de la bouche de Milos Raonic.

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Milos Raonic

Après deux ans loin de l’action, il est revenu au jeu il y a un mois à peine. Il était donc bien placé pour témoigner des changements s’étant opérés sur le circuit depuis son départ. Il était intéressant de savoir si à son avis, le circuit était devenu plus compétitif qu’à l’époque où lui-même faisait tomber les meilleurs joueurs.

« Je crois que c’est l’opposé, a-t-il mâché au début d’une réponse qui aura duré 2 minutes et 36 secondes précisément. Probablement la plus longue réponse de sa carrière.

« Avant, on avait trois joueurs exemplaires et légendaires dans un même sport et dans la même génération », explique-t-il au sujet de Roger Federer, Rafael Nadal et Novak Djokovic.

« Ce cas défie toute normalité et tout le monde a besoin de revoir les attentes. Si on remonte de quelques tournois, on avait ces trois gars, qui jouaient tout le temps, et qui dominaient dans tous les Masters. Sérieusement, je crois qu’on a tendance à l’oublier aujourd’hui, parce qu’on se concentre juste sur leurs titres et leurs records en Grand Chelem, mais quand je suis arrivé sur le circuit, il y avait pas mal juste eux et Andy [Murray]. Je dirais que 60 à 70 % des demi-finales les impliquaient. »

Pendant leurs années de gloire, les membres du Big three se sont partagé 102 titres en Masters 1000 : 38 pour Djokovic, 36 pour Nadal et 28 pour Federer.

« Je crois que nous avons la mémoire courte, et je plaide coupable aussi, a poursuivi Raonic en plein élan. Le tennis était plutôt différent avant que Roger arrive et là Novak est encore là et il restera compétitif en Grand Chelem. Mais il faut repenser à quand Andre [Agassi] et [Pete] Sampras étaient sur le circuit. Plusieurs joueurs pouvaient gagner des majeurs. Dans leur temps, il y avait plusieurs joueurs avec seulement un ou deux majeurs. Cela étant, trois gars ont complètement ridiculisé les autres joueurs et se sont moqués du calibre. »

En effet, après les trois mousquetaires, Agassi, Murray et Sampras suivent loin derrière avec 17, 14 et 11 titres chacun en Masters 1000.

C’est un peu ce à quoi nous aurons droit au cours des prochaines années, croit-il. C’est-à-dire plus de parité et un retour à la normalité, d’une certaine façon : « Mais ces trois gars étaient toujours là et ils gagnaient la majorité des tournois, mais au-delà de ça, je crois qu’on voyait le même genre de situations qu’aujourd’hui, où des joueurs positionnés de 16 à 5 pouvaient perdre rapidement. Le top 8 ne se rend pas en quarts de finale chaque semaine. C’est juste que trois gars ont complètement changé la donne et les standards pendant longtemps. »

Plus de talent, plus tôt

Reste que le constat actuel est frappant. C’est comme si plus aucune logique de classement n’était respectée. Et ce phénomène, qui devrait prendre de l’ampleur dans les années à venir, confirme simplement qu’aucun match n’est gagné d’avance.

« On est dans un très bon tournoi, a plaidé quant à lui Félix Auger-Aliassime. On joue avec les meilleurs joueurs au monde. Dans des matchs que j’ai gagnés au cours de ma carrière, le score était clairement en ma faveur, mais reste qu’avant le match, je ne savais pas si j’allais gagner ou perdre. C’est la réalité de mon métier. »

Alejandro Davidovich Fokina a lui aussi mis son grain de sel en éliminant Casper Ruud, cinquième joueur mondial, jeudi.

« C’est juste que c’est un Masters 1000. Tous les matchs opposent des joueurs bien classés. Les tableaux sont toujours compliqués à prédire, mais il faut s’y préparer. »

Une semaine particulière

N’en demeure pas moins qu’éliminer une tête de série restera toujours un exploit. Davidovich Fokina ne savait pas quoi répondre lorsqu’on lui a demandé si accéder aux quarts de final en battant l’un des favoris ajoutait à la valeur de son gain.

L’Espagnol était sans mot. Il cherchait désespérément une réponse, en haussant les épaules. Mais parfois les silences sont les meilleures réponses.

« Je suis très heureux », a-t-il finalement lâché en riant.

« Je dis tout le temps que n’importe quel joueur du top 100 peut battre le numéro un, a expliqué la 37e raquette mondiale. Le niveau s’améliore et encore plus de joueurs arrivent jeunes et mieux préparés. »

D’ailleurs, parlant du numéro un, Carlos Alcaraz l’a échappé belle contre Hubert Hurkacz, jeudi soir. Il a failli y passer lui aussi.

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Carlos Alcaraz

Si le tableau s’ouvre pour les joueurs davantage dans l’ombre, il s’éclaire également pour les joueurs habitués à la lumière des projecteurs.

Même si les potentiels adversaires de l’Espagnol sont moins bien classés que ce qui était anticipé, ce genre de situation n’influence en rien sa préparation.

J’essaie de ne pas y penser. Je me concentre plus sur chaque match que sur le portrait global. Dans un Masters 1000, ça ne veut rien dire si les têtes de séries sortent tôt. Je sais que n’importe quel joueur ici peut me battre.

Carlos Alcaraz

Dans la manière dont il aborde la suite des choses, Alcaraz n’a que faire du chiffre figurant au bout du nom de son adversaire. Il veut gagner et il se préparera à cette éventualité de la même manière, et ce, peu importe qui croisera son chemin. « Je dois prendre au sérieux chaque joueur que je vais affronter. Je n’aime pas regarder le tableau et penser au futur. J’aime mieux me concentrer sur moi-même. »

L’année dernière, Pablo Carreno Busta était en 23e position du classement mondial lorsqu’il a triomphé à Montréal. Cette année, il y a trois chances sur huit que le gagnant soit encore moins bien classé.

Même si le spectacle ou l’intérêt peuvent en être affectés, cette incertitude et cette imprévisibilité font la beauté du tennis moderne.