Vers la fin de sa carrière cycliste, Geneviève Jeanson cherchait une porte de sortie. Elle a pensé à un accident. Rien pour la tuer, mais quelque chose d’assez sérieux pour l’extirper de l’engrenage du dopage et surtout des griffes d’un entraîneur qui, allègue-t-elle, l’a agressée physiquement et sexuellement alors qu'elle était mineure.

Au bout du compte, c’est un test positif à l’EPO, en 2005, qui s’est avéré la solution.

« Je vous le jure, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée, assure-t-elle 17 ans plus tard. Échouer à ce test de dopage m’a soulagée. Ça voulait dire que je pouvais enfin arrêter le cyclisme et quitter mon entraîneur. Ma vie était si difficile à l’époque que ce n’était qu’un petit inconvénient en comparaison. J’étais prête à voir mon nom sali à jamais plutôt que de continuer de vivre avec lui. »

Jeanson a présenté ce témoignage percutant dans le cadre d’un webinaire de l’Agence de contrôles internationale (ACI), mardi matin. Établie à Lausanne, l’ACI est une organisation indépendante qui offre entre autres des services antidopage complets à des fédérations internationales, comme l’Union cycliste internationale.

Le thème du webinaire était le dopage et la santé mentale. Jeanson estime que les deux sont souvent interreliés.

« Comme ils m’ont dit [à l’ACI], la majorité des gens pensent que le dopage, c’est un peu le modèle Lance Armstrong, a expliqué Jeanson à La Presse après sa présentation. Que tu as quelqu’un en charge de tout le cercle, le leader de la gang, et que ce sont toutes des décisions personnelles. Ce n’est pas toujours comme ça. Il y a d’autres avenues, mais personne n’en parle. Ils étaient bien contents d’avoir un autre point de vue sur la façon dont un athlète peut se retrouver pris là-dedans. »

Jeanson parle d’André Aubut, l’homme qui a commencé à l’entraîner au début de l’adolescence. Alors qu’elle avait 14 ans, il l’a frappée pour la première fois à la tête durant une séance, raconte-t-elle.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

André Aubut et Geneviève Jeanson en octobre 1999

« On me disait que c’était pour faire de moi une athlète plus coriace, parce que le monde de la compétition, c’est comme vivre dans la jungle. Et dans la jungle, seuls les plus forts survivent. J’en suis venue à croire que la violence physique était normale. Et qu’en fait, c’était vraiment bon pour toi. »

« À 15 ans, la violence verbale et physique a évolué vers une agression sexuelle et un viol, immédiatement suivi de menaces comme : “Je t’aime, je suis en amour avec toi, si tu me quittes, je vais te tuer et me suicider.” »

Durant le webinaire, elle a dit « ne plus jamais avoir été la même personne » après la première « agression sexuelle ».

« Je me suis construit une épaisse coquille pour que personne ne puisse savoir ce qui s’était passé. Et parce que je vivais la violence tous les jours, j’avais extrêmement peur qu’il me tue ou qu’il se suicide. C’était réel. Je ne voulais pas vivre le reste de mes jours avec la responsabilité de la mort de quelqu’un sur mes épaules. »

Souffrant d’anémie à l’âge de 16 ans, la jeune cycliste a consulté un orthopédiste, le DMaurice Duquette. Plutôt que la laisser guérir de façon naturelle, il lui a donné de l’EPO, une substance interdite dans le sport qui favorise l’oxygénation du sang.

Ce ne devait être que quelques injections – ils disent toujours ça. Mais une fois que j’ai commencé l’EPO, je n’ai jamais arrêté.

Geneviève Jeanson

En 2009, Aubut a été suspendu à vie par le Centre canadien pour l’éthique dans le sport (CCES) pour avoir administré de l’EPO à Jeanson alors qu’elle était mineure. Le DDuquette a reçu la même sanction. L’ex-cycliste avait écopé d’une suspension réduite de 10 ans en vertu de sa collaboration avec les enquêteurs du CCES.

Il a été impossible de joindre Aubut mardi.

Sans issue

En deux ans, Jeanson a dit être passée de « victime d’abus à tricheuse, à criminelle ». « À 16 ans, j’étais une adolescente sans voie de sortie, sans personne à qui parler, sans personne pour m’aider. »

À un auditeur qui lui a demandé pourquoi elle n’avait pas alerté ses parents, elle a répondu ceci : « Je ne voulais pas les effrayer et je ne voulais pas qu’ils me sortent du sport parce que c’était mon rêve et ma passion. […] Ils ne savaient pas ce qui se passait et ils n’avaient que des contacts limités avec moi parce que tout était géré par le coach. C’était difficile. Je ne voulais parler à personne parce que j’avais honte. »

À 16 ans, Jeanson a quitté la maison pour s’entraîner aux États-Unis. Son coach a pris un congé sans salaire de son emploi pour lui consacrer tout son temps. Il a divorcé de sa femme. La pression a continué de monter. « J’étais celle qui était censée gagner pour avoir des commanditaires et gagner de l’argent pour qu’il puisse vivre. J’étais la pourvoyeuse de la famille. »

Les mauvais traitements sont devenus plus fréquents.

Il y avait rarement une séance d’entraînement sans violence physique ou verbale.

Geneviève Jeanson

À la fin, Jeanson a donc eu cette idée d’accident pour mettre fin à cette spirale. Le test positif à l’EPO a réglé la question. Suspendue 10 ans, elle a fini par avouer sa tricherie au journaliste Alain Gravel, de Radio-Canada. Mais elle a mis 10 ans avant de s’ouvrir publiquement sur la violence physique et psychologique et 5 années de plus avant de dévoiler les agressions sexuelles.

« Je préférais que mon nom soit associé à des drogues de performance qu’aux agressions à travers lesquelles j’ai dû passer. C’est très, très triste. J’ai 40 ans maintenant et, quand j’y pense, je trouve ça fou. »

Jeanson a mis plus de 10 ans en thérapie pour guérir de ses blessures. Aujourd’hui, elle est entraîneuse-chef dans un centre d’entraînement codétenu par son mari.

« Une vie merveilleuse »

« J’ai une vie merveilleuse et je suis heureuse, a-t-elle assuré en entrevue. J’ai du succès au travail. Et le plus important, je suis en santé émotionnelle et psychologique pour entretenir des relations avec les autres. »

Elle milite pour plus d’éducation et de protection par rapport au dopage et aux mauvais traitements dans le sport. Selon elle, il y va de la responsabilité des fédérations et des entraîneurs de s’assurer que les athlètes se définissent d’abord comme des humains et non en fonction de leur réussite dans le sport.

À ses yeux, le système actuel ne favorise pas la dénonciation de la part des athlètes, ce qui perpétue le cycle du dopage.

« C’est en partie parce que nous n’avons pas de système de soutien pour prendre soin des athlètes qui fourniraient des informations aussi troublantes. En particulier si c’est un athlète qui gagne et qui est bon pour la popularité du sport. On doit créer un environnement où un athlète se sentirait en sécurité pour parler. L’athlète saurait qu’il sera pris en charge et protégé, et qu’il aurait la possibilité de réintégrer le sport si des drogues améliorant la performance étaient impliquées. »

Raconter publiquement son parcours trouble n’est pas facile, mais Jeanson le fait par devoir. Après le webinaire, elle était « toute nerveuse et à l’envers » à l’idée qu’il fasse l’objet d’un article dans La Presse.

C’est complètement irraisonnable, mais j’ai toujours peur que l’ancien entraîneur me trouve et que quelque chose m’arrive. Il me l’a dit tellement souvent.

Geneviève Jeanson

Jeanson était à l’aéroport Montréal-Trudeau, en route vers San Diego, où elle participera samedi à la Belgian Waffle Ride, une course sur route et gravier de 210 kilomètres, la plus longue de sa carrière.

Ce retour à la compétition est avant tout « pour le plaisir », mais la compétitrice en elle n’est jamais très loin. « Je me rends compte que plus je m’entraîne, plus je prends plaisir aux courses. Ça me tente de mieux performer. »

Aujourd’hui encore, Jeanson a « un peu la peur au ventre » avant une séance difficile sur son vélo, stigmate de sa relation toxique avec son ancien entraîneur.

« Je suis vraiment nerveuse et je dois me parler en me disant : “Geneviève, il n’est plus là à regarder par-dessus ton épaule. Il ne te battra pas. Tu es en contrôle. Fais ce que tu veux et pousse comme tu veux. Si ton dernier intervalle n’est pas le meilleur, ce n’est pas grave.” Et ça marche ! »