Le Harper’s Bazaar, plus ancien magazine de mode aux États-Unis, a choisi la journée des funérailles de George Floyd pour annoncer la nomination de Samira Nasr, première femme noire au poste de rédactrice en chef. Ce n’est pas un hasard.

Ça aura pris 153 ans au Harper’s Bazaar pour nommer une femme de couleur à sa tête. Hearst Magazines a annoncé mardi la nomination de Samira Nasr, 50 ans, originaire de Montréal, qui dirige actuellement la mode au magazine Vanity Fair.

Mme Nasr a entrepris sa carrière au défunt magazine Mirabella avant de devenir l’assistante de la mythique Grace Coddington au Vogue. Elle a également occupé des postes chez Elle et In Style. Elle était au Vanity Fair depuis 2018.

Sa nomination arrive à un moment charnière aux États-Unis, alors qu’ont lieu des manifestations contre le racisme dans une foule de grandes villes partout au pays.

« Je suis fière de prendre les commandes d’un magazine iconique à ce moment particulier de l’histoire », a déclaré la New-Yorkaise d’adoption dans une brève déclaration vidéo qui circule dans les réseaux sociaux depuis mardi.

Dans sa courte allocution, Samira Nasr s’est présentée comme « la fière fille d’un père libanais et d’une mère trinidadienne », elle a parlé de sa vision large qui englobait la couleur et la diversité. Elle a également remercié les militants du mouvement Black Lives Matter, en déclarant : « J’espère que nous pourrons unir nos forces pour amplifier un message d’égalité ».

Sensibilité montréalaise

« C’est une femme engagée avec des valeurs et des positions claires, on voit sur son compte Instagram que la diversité est importante pour elle », souligne Annie Horth, directrice de la création aux magazines ELLE Québec et ELLE Canada.

« Elle est super talentueuse », ajoute Horth, qui suit la carrière de Samira Nasr depuis des années.

C’est une vraie fierté pour Montréal, elle a changé la donne en peu de temps au Vanity Fair. Elle est vraiment de son temps, en touche avec la mode de la rue et la haute couture. Ce n’est jamais beige avec elle, elle a un edge.

Annie Horth, directrice de la création aux magazines ELLE Québec et ELLE Canada

« Il y a beaucoup de Montréal dans sa sensibilité à la mixité des cultures, note pour sa part Martine St-Victor, stratège en communications. Samira Nasr a une signature, un flair. En termes de style, elle est tout le temps en avance sur les autres. Ce qu’elle met de l’avant, tu le verras ailleurs deux mois plus tard. Son frère, qui œuvre dans le milieu de la restauration à New York [il est actuellement chef chez Frenchette, dans Tribeca], fait preuve de la même audace dans ses assiettes. »

Son ami Herby Moreau, qui l’a connue au Collège Brébeuf, affirme que Samira Nasr a toujours eu un sens aiguisé de la mode. « Elle est tombée dedans quand elle était petite, lance-t-il. Au cégep, elle avait un style bien à elle et les autres voulaient l’imiter. Sa marque de commerce, c’est le jeans et la marinière. Elle doit bien avoir 75 paires de jeans ! »

Sa nomination est un pied de nez aux Anna Wintour de ce monde, estime le journaliste et animateur.

Samira est simple et accessible, proche de la réalité des lectrices. C’est une mère célibataire qui te parle de la réalité de concilier travail et famille. Elle ne glamourise pas son travail, elle parle de la vraie vie.

Herby Moreau, ami de Samira Nasr

Dans une entrevue accordée il y a quelques années à la publication The Glow, Samira Nasr a confié qu’elle souhaitait élever son fils, aujourd’hui âgé de 6 ans, comme un féministe.

Herby Moreau, qui lui a parlé la semaine dernière à l’occasion de ses 50 ans, estime que son amie a une feuille de route parfaite. « C’est une personne qui a de la profondeur, quelqu’un qui a du style ET un discours social. »

Changement de garde

Les lectrices devront donc s’attendre à voir un changement de ton dans les pages du Harper’s Bazaar, magazine « poussiéreux », selon Annie Horth, qui, comme bien des publications, a observé une chute de son lectorat et une baisse de ses revenus publicitaires au cours des dernières années. Samira Nasr dirigera le magazine et le site web, ce qui lui permettra d’avoir une influence sur tout le contenu. « Je trouve intéressant que ce soit quelqu’un qui vienne du stylisme, souligne Annie Horth. Avant elle, il y a eu Edward Enninful nommé au Vogue UK. Cela prouve que ce n’est pas parce que tu viens du monde de la mode que tu n’as pas quelque chose à dire sur la société et la politique. »

Martine St-Victor croit pour sa part que l’influence du Teen Vogue, qui s’est distingué par sa couverture politique de la dernière campagne électorale américaine, a sûrement joué. On dit d’ailleurs que Samira Nasr, qui doit entrer en fonction le 6 juillet, portera davantage attention à la politique et à l’actualité en général, et qu’elle tentera de rajeunir le lectorat, dont l’âge moyen tourne autour de 42 ans.

Industrie ébranlée

Sa nomination arrive alors que l’industrie des médias américains est fortement ébranlée par la vague de protestation qui a pris d’assaut les réseaux sociaux depuis l’assassinat de George Floyd. Cette semaine, deux rédacteurs en chef de publications phares – Adam Rapoport, de Bon Appétit, et Christene Barberich, de Refinery29 — ont démissionné après avoir reconnu des pratiques discriminatoires au sein de leur entreprise.

De son côté, Anna Wintour, grande patronne de Vogue chez Conde Nast, a envoyé une note à son personnel mercredi dans laquelle elle reconnaissait ne pas avoir fait suffisamment place aux créateurs, rédacteurs et photographes noirs. Elle a également affirmé que « cela ne devait pas être facile d’être un employé noir au magazine Vogue ». « Je regarde mon fil Twitter et c’est comme #metoo, affirme Martine St-Victor. Tout le monde a son histoire de racisme à raconter. La nomination de Samira Nasr est la réponse d’une industrie qui vient de réaliser qu’elle vivait dans un autre siècle. »