Elle a été déclarée « la photo environnementale la plus influente jamais prise ». Il y a 50 ans aujourd'hui, la veille de Noël 1968, l'astronaute américain William Anders a pris un cliché de la Terre alors qu'il se trouvait en orbite autour de la Lune. Relayée vers la Terre en pleine guerre du Viêtnam, la photo éveillera les consciences. Et continue, aujourd'hui, d'émouvoir et de faire réfléchir.

Une photo sur le vif

Décembre 1968. Les astronautes américains Frank Borman, Jim Lovell et William Anders quittent la Terre dans le cadre de la mission Apollo 8. Leur mission est ambitieuse : se placer en orbite autour de la Lune, sans s'y poser, puis regagner la Terre. L'équipage a alors une chose en tête : mitrailler notre satellite naturel de clichés. Mais en regardant par le hublot alors qu'il complète son quatrième tour de Lune, Bill Anders est soudain surpris par la beauté d'un autre corps céleste que personne n'avait prévu photographier : notre bonne vieille Terre. La transcription des échanges, telle que dévoilée par la NASA, montre que les astronautes ont bien failli ne jamais croquer la scène en couleurs.

Anders : Oh, mon Dieu ! Regardez là-bas. C'est la Terre qui se lève. Wow, n'est-ce pas magnifique ?

Borman : Heille, ne prends pas ça ! Ce n'est pas dans l'horaire.

(Rires)

(Clic d'obturateur)

Anders : Tu as un film couleur, Jim ? Donne-moi une pellicule couleur, vite, veux-tu ?

Lovell : Oh, man, c'est magnifique.

Anders : Dépêche-toi.

Lovell : Où c'est ?

Anders : Vite.

Lovell : Ici ?

Anders : Donne-moi juste un [film] couleur. Pour l'extérieur. Dépêche-toi. T'en as un ?

Lovell : Ouais, j'en cherche un. C-368.

Anders : N'importe quoi. Vite.

Lovell : Ici.

Anders : Bon, je pense qu'on l'a manquée.

Lovell : Hey, je l'ai juste ici [dans le hublot arrière].

Anders : Laisse-moi la prendre d'ici, c'est beaucoup plus clair.

Lovell : Bill, je l'ai cadrée, c'est très clair ici !

(Clic d'obturateur)

Lovell : Tu l'as ?

Anders : Yep.

Lovell : Prends-en plusieurs, prends-en plusieurs ! Ici, donne-la-moi !

Anders : Attends une minute, laisse-moi faire les bons réglages, calme-toi.

Lovell : Prends...

Anders : Calme-toi, Lovell !

Lovell : Bon, je l'ai eue. Aaah, c'est une photo magnifique... 2,50 à f/11.

Émotion immédiate

Relayée sur Terre pendant le bulletin de nouvelles du 24 décembre 1968, la photo déclenche une émotion instantanée. Yves Gingras, historien des sciences et professeur à l'UQAM, rappelle qu'elle arrive dans un contexte social bien particulier. « Rappelez-vous 1968 : c'est la guerre du Viêtnam, c'est Mai 68, c'est la mort de Martin Luther King, c'est la contestation de la jeune génération. La photo est une façon d'offrir une parenthèse. On arrive avec ce symbole puissant qui dit : regardez la beauté de la Terre. Le fait que ça survienne le jour de Noël ajoute à la symbolique », dit-il.

En direct de leur module Apollo, les astronautes lisent à voix haute, tour à tour, les premiers versets de la Genèse. « Au commencement, Dieu créa les cieux et la Terre. La Terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. » Puis ils saluent leurs compatriotes sur Terre. 

« Et de la part de l'équipage d'Apollo 8, nous terminons en vous souhaitant bonne nuit, bonne chance, un joyeux Noël et que Dieu vous bénisse tous - vous tous sur notre bonne Terre », lance ensuite le commandant Frank Borman. À l'antenne du réseau ABC, les présentateurs peinent à contenir leur émotion.

Un impact durable

La photo sera baptisée Lever de Terre (Earthrise en anglais). La première chose qui frappe en la voyant est la beauté de notre planète. Le bleu strié de blanc offre un contraste spectaculaire avec le gris stérile de la Lune et le noir de l'espace. Mais il y a plus important : pour la toute première fois de leur histoire, les Terriens voient leur planète de l'extérieur.

« On est dans la prise de conscience de la finitude de notre monde, dit Yves Gingras. Avant, on voyait le monde comme infini. Les ressources étaient infinies. Quand vous voyez cette petite boule bleue, vous comprenez qu'on vit dans un monde fini. »

Avec la conscience de la finitude de la Terre vient celle de sa fragilité. Karel Mayrand, directeur pour le Québec de la Fondation David Suzuki, estime que ce n'est pas un hasard si le premier Jour de la Terre est organisé en mars 1970, moins d'un an et demi après Lever de Terre. Le fameux rapport du MIT intitulé The Limits to Growth (Les limites de la croissance), qui sera publié 1972, est aussi commandé à ce moment.

« Cette photo est peut-être ma préférée de toute l'histoire, dit M. Mayrand. C'est majeur, majeur, majeur dans le mouvement écologiste. Et je pense que c'est aussi majeur dans l'histoire de l'humanité de voir la maison. » Selon lui, c'est grâce à cette photo qu'on parle aujourd'hui de « sauver la planète ».

À la Fondation David Suzuki, le porte-parole Diego Creimer, qui a étudié l'astronomie en Argentine, vous aussi un culte à Lever de Terre.

« Pour les étudiants que nous étions, c'est une photo qui nous a marqués profondément. Ça nous donne la vraie dimension de notre petitesse et de notre place relative dans l'Univers, mais aussi de notre unicité. » - Diego Creimer, porte-parole de la Fondation David Suzuki

Encore aujourd'hui, la Fondation David Suzuki utilise la photo sur la page d'accueil de sa campagne Bleu Terre, qui défend le droit de vivre dans un environnement sain.

L'astronaute québécois David Saint-Jacques, qui se trouve actuellement dans la Station spatiale internationale, a déclaré que c'est cette photo de la Terre vue de la Lune qui avait fait naître sa passion pour l'espace.

Le photographe Galen Rowell, aujourd'hui décédé, a décrit Lever de Terre comme « la photo environnementale la plus influente jamais prise ». Le magazine Time la compte toujours parmi les 100 photos les plus influentes de tous les temps.

« Il n'est jamais facile d'identifier le moment charnière qui marque un tournant dans l'histoire, écrit le magazine. Mais quand il s'agit de saisir la beauté, la fragilité et la solitude de notre monde, nous connaissons l'instant précis où cela s'est produit. »