Aussi fondamentale qu'a pu l'être l'apparition de la mâchoire chez les vertébrés, celle de la myéline a marqué un tournant dans l'évolution: cette membrane qui entoure les nerfs aurait permis aux premiers poissons à mâchoire d'acquérir la vitesse nécessaire pour chasser et se nourrir.

«Avec la mâchoire apparaît la prédation, une fonction qui suppose une activité plus soutenue, et par conséquent un influx nerveux plus efficace», explique à l'Associated Press Daniel Goujet, coauteur des travaux et professeur au Muséum national d'histoire naturelle de Paris. «L'influx nerveux ne devient efficace qu'à partir du moment où la myéline apparaît.»

Comme le plastique isole un fil électrique, la myéline est une membrane qui entoure les axones, les branches des neurones. Grâce à elle, les signaux nerveux sont transmis plus rapidement. Leur vitesse de transmission passe d'un mètre par seconde pour une fibre «nue» à plus de 50 mètres par seconde le long d'un axone du même diamètre habillé de myéline. La possibilité pour un animal de détaler en cas d'attaque ou de partir à l'assaut d'une proie est donc grandement accrue.

«Dans la nature actuelle, les vertébrés qui ont une mâchoire possèdent tous de la myéline. Et ceux qui n'ont pas de myéline sont justement ceux qui n'ont pas de mâchoire, comme la lamproie, un poisson sans écailles à l'allure d'une anguille», a résumé Bernard Zalc, qui a dirigé la recherche. «Nous avons donc supposé que l'apparition de la myéline était associée à la présence de mandibules, instruments indispensables pour tout prédateur-chasseur et avons voulu le vérifier.»

Bernard Zalc, de l'Université Pierre et Marie Curie, et Daniel Goujet ont travaillé en collaboration avec David Colman, de l'Institut de neurologie de Montréal. Leurs travaux sont publiés dans le dernier numéro de la revue «Current Biology».

Tous trois ont comparé plusieurs fossiles de poissons vertébrés à mâchoire (placodermes) à des fossiles de poissons vertébrés sans mâchoire (ostracodermes). Des fossiles vieux de 425 millions d'années, bien avant les dinosaures. «Les trois fonctions (mâchoire, myéline, prédation, NDLR) apparaissent ensemble et non pas en cascade», fait valoir Daniel Goujet.

Les chercheurs ont travaillé sur des fossiles dont l'empreinte crânienne était bien conservée afin d'observer le nerf oculomoteur commun à ces poissons. Ce nerf contrôle certains muscles impliqués dans la mobilité de l'oeil. Il est constant d'une espèce à l'autre et protégé par une enveloppe osseuse qui permet une bonne conservation.

S'ils ne s'attendaient pas à voir de la myéline chez ces fossiles tant il est impossible que cette membrane molle résiste au temps et se fossilise, les chercheurs ont en revanche observé une différence significative entre les deux groupes d'espèces.

A diamètre identique, le nerf des poissons à mâchoire était dix fois plus long que celui des poissons sans mâchoire. Par ailleurs, les placodermes mesuraient jusqu'à 9 mètres alors que les ostracodermes ne dépassaient pas les 70 cm.

«Il est impossible que les placodermes aient pu atteindre des formes géantes avec une vitesse de propagation de l'influx nerveux de 1m/s sans augmentation du diamètre des nerfs. Ils avaient forcément développé un système de myélinisation. C'est le seul qui permette l'accélération de propagation de l'influx nerveux pour un diamètre de fibre constant», affirme Bernard Zalc. «Seuls les invertébrés dont la taille ne dépasse pas les 30 cm peuvent se passer d'un signal rapide.»

Pour cette équipe de chercheurs, une étape vient d'être franchie. «Ces travaux nous aident à comprendre à quoi sert la myéline. Mais un gros travail reste à faire pour connaître les cellules qui la synthétisent et dont la dégénérescence entraîne des maladies comme la sclérose en plaques», conclut Bernard Zalc.