Cela n’aura échappé à personne : plusieurs quartiers autrefois populaires de Montréal sont aujourd’hui investis par des hordes de résidants toujours mieux nantis, à la recherche d’agréables milieux de vie, mais entraînant dans leur sillage emballements immobiliers et évictions. Ce phénomène de « gentrification », qui fait la manchette à coups de « rénovictions » et de commerces branchés vandalisés, est décortiqué dans Gentriville, un nouvel ouvrage très fouillé sur le sujet. Discussion avec les auteurs.

Le Plateau-Mont-Royal, bien sûr, mais aussi Saint-Henri, Pointe-Saint-Charles ou Maisonneuve ; autant de zones ayant connu de profonds bouleversements socio-économiques ces dernières décennies, où les classes modestes furent tranquillement écartées au profit de familles et de professionnels plus vernis. Ces mutations urbaines, qui s’observent dans de nombreuses grandes villes, s’avèrent particulièrement saillantes à Montréal où, par vagues et en cercles concentriques, des quartiers se dynamisent, s’embellissent et enfilent des parures branchées, au prix d’une explosion des valeurs foncières, de brèches ouvertes pour les promoteurs ou propriétaires avides de profits, poussant les résidants historiques à se reloger ailleurs.

Dans Gentriville, Marie Sterlin, documentariste et conseillère d’arrondissement, et le journaliste et anthropologue de formation Antoine Trussart analysent ce processus de « gentrification » (qu’ils préfèrent à « embourgeoisement », les gentrifieurs n’étant pas forcément des bourgeois et souvent issus de la classe moyenne) en étudiant son histoire, ses formes, ses causes et ses conséquences, tout en illustrant leurs propos d’une foule d’exemples concrets.

Très tôt se profile une importante complexité. « On y trouve des aspects culturels, économiques et politiques, énumère Antoine Trussart. Les goûts de ceux emménageant dans les quartiers centraux ont un impact sur l’offre commerciale, la préservation du patrimoine ou l’aménagement du territoire. » D’un point de vue économique, les auteurs soulignent entre autres l’impact d’une vision de l’immobilier se cantonnant à l’investissement et à la rentabilité, ainsi que la survalorisation du statut de propriétaire. Du côté politique, les municipalités jouent également un rôle, misant sur des revitalisations et des aménagements entraînant des hausses des valeurs foncières, ce qui assouplit leurs contraintes budgétaires.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Portrait de Marie Sterlin et Antoine Trussart, auteurs d’un livre sur la gentrification.

La gentrification, c’est une survalorisation de la vie dans les quartiers centraux dont se nourrissent les politiques, les spéculateurs immobiliers et… nous-mêmes, gentrifieurs.

Marie Sterlin, coauteure de Gentriville

Mme Sterlin souligne un aspect intrigant de l’ouvrage : le nouveau venu, vecteur du phénomène, n’a pas toujours conscience de l’être…

Connais-toi toi-même

Qui sont les gentrifieurs ? Souvent, des citoyens issus de la classe moyenne aspirant à un milieu de vie agréable, en vogue et « authentique ». Surtout, on cherche un village urbain à échelle humaine — la reproduction d’un « mode de vie paroissial », précisent les auteurs. « Le gentrifieur recherche ce côté paroissial, s’accommodant plutôt bien de la densité et de la proximité des autres, loin de la culture du banlieusard », indique Mme Sterlin.

Les profils s’avèrent variés : du couple de professionnels sans enfants à la mère seule en passant par les gentrifieurs dits « marginaux », comme des artistes ou des étudiants. « Ils sont souvent issus de la classe moyenne diplômée, créative, indique M. Trussart, avec des emplois dans les industries du savoir », un panier dans lequel Montréal a placé bien des billes.

Si leurs aspirations modulent peu à peu leur nouveau quartier (comme l’offre commerciale et gastronomique ou le développement de parcs et de pistes cyclables), elles finissent par engendrer, souvent involontairement, des conséquences foncières et immobilières.

La plupart des gentrifieurs sont inconscients de l’être, et la grande majorité des gens sont de bonne foi. Ils décident de s’installer dans des milieux de vie agréables sans nécessairement penser aux conséquences de leur choix.

Marie Sterlin et Antoine Trussart, auteurs de Gentriville

Car paradoxalement, le gentrifieur finit par altérer l’écosystème original du quartier qu’il chérissait tant, foulant involontairement du pied cette authenticité tant désirée, une fois que promoteurs et spéculateurs lorgnent sa tendance « branchée », créant artificiellement ou allant jusqu’à récupérer, cyniquement, des formules locales pour les pervertir en slogans commerciaux (l’exemple du #verdunluv expliqué dans le livre est éloquent).

Par analogie, les auteurs illustrent la situation avec Des souris et des hommes, où le gentil géant Lennie étouffe les pauvres rongeurs qu’il serre, par affection, trop fort dans sa main. « Beaucoup de gentrifieurs se voient comme la dernière étape avant l’altération du quartier, disant : “avant que je n’arrive, ça allait” », souligne aussi Mme Sterlin.

Une zone grise

Gentriville nous conduit à cette question épineuse : la « gentrification » est-elle souhaitable ? Le duo d’auteurs refuse de statuer face à ce couteau à double tranchant, présentant des effets positifs (milieux de vie transfigurés, développement d’infrastructures, verdissement) et négatifs (résidants vulnérables écartés, recherche du profit immobilier effrénée). « À certains égards, elle peut être positive pour des gens de classe moyenne qui veulent avoir une option pour habiter en ville répondant à tous leurs besoins. Mais à quel prix obtient-on cela ? C’est à nous, en tant que société, de décider si l’on en veut ou pas », pose le journaliste.

Dès lors, quelles solutions pour juguler les dérives ? L’ouvrage explore les pistes de la densification douce, du développement du logement social et des organismes communautaires pour mieux protéger les locataires, mais aussi la remise en question de la vision purement capitaliste du bien immobilier, perçu comme un investissement plutôt qu’un espace de vie, ou encore une introspection du gentrifieur qui s’ignore. « Prendre conscience de la manière de consommer nos milieux pourrait aider, en se posant la question : qui était là avant ? », lance Marie Sterlin.

« Il n’y aura pas de solution facile avec un quick fix, car c’est une situation complexe avec plusieurs sources. Par exemple, ça ne se réglera pas seulement en construisant des coops d’habitation ou des HLM, car aujourd’hui même des familles de classe moyenne peuvent peiner à se loger dans les quartiers centraux. […] On voit aussi l’immobilier comme une valeur refuge. Or, c’est un jeu à somme nulle : plus on va chercher à faire de l’argent avec l’immobilier, moins il sera abordable », conclut Antoine Trussart.

Gentriville

Gentriville

VLB

248 pages

Bientôt sur le gril de la « gentrification »

Quelles seront les prochaines zones montréalaises concernées par le phénomène ? Les auteurs évoquent Côte-des-Neiges, Ville-Émard et Côte-Saint-Paul (soupapes de Verdun), Parc-Extension (avec l’arrivée du Campus 1000 de l’Université de Montréal) ou encore Saint-Michel.