Aucune crise humanitaire dans le monde n’a mieux été documentée que celle vécue par les Palestiniens depuis des années. Mais l’Occident a préféré fermer les yeux et croire Israël qui s’imaginait avoir la situation bien en main, se désole le professeur Michael Lynk, spécialiste du droit humanitaire international. Entrevue avec celui qui a été rapporteur spécial des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés pendant six ans, jusqu’en 2022.

En 2018 déjà, Michael Lynk, aujourd’hui professeur associé à la faculté de droit de l’Université Western, en Ontario, écrivait : « Avec son économie en chute libre, avec 70 % des jeunes qui sont sans emploi, avec de l’eau du robinet largement contaminée et avec l’effondrement de son système de santé, Gaza est devenu invivable. »

Avant la guerre en cours, le dernier affrontement majeur entre Israël et des groupes armés palestiniens remontait à 2014. L’ONU estime qu’il y avait alors eu 67 soldats et 6 civils tués, du côté israélien. Du côté palestinien, quelque 2100 morts, essentiellement des civils.

« Il y a eu 1500 civils palestiniens tués en 2014 et il a fallu six ans pour la reconstruction de Gaza, qui a été financée par de l’aide internationale, dit M. Lynk. Or, en une dizaine de jours, il y a déjà plus de civils palestiniens morts et les dégâts sont déjà plus importants à Gaza qu’en 2014. »

PHOTO FOURNIE PAR MICHAEL LYNK

Michael Lynk a été rapporteur spécial des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés pendant six ans.

S’il osait maintenant faire une prédiction, ce serait celle-ci. « La communauté internationale se retrouvera avec une nouvelle reconstruction à assurer, avec une crise humanitaire sur les bras, et les États-Unis pourraient très bien devoir voler au secours d’Israël quand le pays aura vu mourir trop de soldats. »

Jusqu’au 7 octobre, la stratégie d’Israël a tenu le coup, poursuit-il. Le pays a « continué son occupation, résisté aux appels réclamant l’autodétermination des Palestiniens, continué d’installer encore plus de colons dans les territoires occupés, continué le blocus de Gaza ».

Les Nations unies et les organisations humanitaires ont bien multiplié les résolutions et les dénonciations. Les politiciens américains et européens savaient pertinemment que les Palestiniens se trouvaient « dans une situation désespérée », fait observer M. Lynk.

Les médias ont détourné le regard vers des conflits plus neufs. La situation palestinienne, ces dernières années, est donc largement passée sous les radars.

Situation bouillante

M. Lynk a lui-même tenté de sonner l’alarme à diverses reprises, en vain. Son travail de rapporteur spécial a aussi été considérablement compliqué, note-t-il, par le fait qu’Israël lui a bloqué tout accès aux territoires occupés, l’obligeant à s’en remettre aux acteurs sur place (M. Lynk avait avant cela vécu à Jérusalem et à Bethléem, note-t-il).

« Israël ne reconnaissait pas mon mandat, jugeait que l’ONU était biaisée. Israël refuse les critiques à son égard. » La vie a continué, le pays a convaincu sa population et ses alliés qu’il était blindé avec son bouclier antimissile, ce mur derrière lequel ses ennemis étaient bien cantonnés, et que le pire était derrière.

C’était pourtant illusoire. Israël se trouvait « sur un volcan », qui est entré en éruption le 7 octobre, souligne M. Lynk.

Les civils israéliens ont été sauvagement abattus, pris en otage. Le bouclier antimissile israélien, le « Dôme de fer », n’a pu résister aux milliers de roquettes lancées d’un coup sur le pays.

Le Hamas savait parfaitement, selon M. Lynk, que la riposte d’Israël serait terrible, à l’évidence. Il avance que ce qu’il a peut-être espéré, « c’est une autre bataille de Stalingrad », tournant de la Seconde Guerre mondiale.

Chose certaine, comme le rapportent les médias depuis, les civils israéliens se retrouvent doublement sidérés par le fait d’avoir subi une telle violence et le choc de réaliser que leur gouvernement n’est pas aussi puissant qu’ils l’espéraient.

N’empêche, le premier ministre Benyamin Nétanyahou garde le cap de ses prédécesseurs et la création d’un État palestinien n’est aucunement dans les cartons, pas plus qu’une voie de passage diplomatique ou politique n’est en vue, analyse M. Lynk.

PHOTO EVAN VUCCI, ASSOCIATED PRESS

Le premier ministre d’Israël, Benyamin Nétanyahou, accueillant le président américain, Joe Biden, à son arrivée à Tel-Aviv mercredi

L’étreinte chaleureuse de Joe Biden à Nétanyahou mercredi, « à l’heure où le bilan des victimes palestiniennes des chars et des missiles israéliens va croissant » et « au lendemain de la frappe contre l’hôpital palestinien – quel qu’en soit l’auteur » –, laissera à son avis un arrière-goût à bien des gens, « y compris chez les alliés des Américains au Moyen-Orient ».

Jamais l’écart entre le soutien des États-Unis au droit international dans le cadre de l’invasion et de l’occupation russe de l’Ukraine et son opposition au droit international concernant l’occupation israélienne de la Palestine n’a été aussi marqué.

Michael Lynk, ancien rapporteur spécial des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés

Les manifestations se multiplient dans les pays arabes et ne cesseront pas, dit-il.

Il conclut par la phrase célèbre de John F. Kennedy. « “Ceux qui rendent impossible une révolution pacifique rendront inévitable une révolution violente.” C’est ce qui est en train de se passer. »