(Bagdad) Le bruit sourd de l’explosion d’une voiture piégée, puis le souffle des flammes interrompant les devoirs ; le faible boum d’une bombe placée en bord de route et, quelques secondes plus tard, le fracas des vitres réveillant les familles en sursaut ; la porte d’un appartement ouverte à coups de pied au milieu de la nuit et quelqu’un criant dans une langue étrangère ; le « pop, pop, pop » des balles filant à toute allure lors d’une fusillade et le fracas des portes claquant lorsque les adultes entraînent les enfants à l’intérieur.

Pendant six ans, au cours de la guerre lancée par les États-Unis en 2003 et du conflit sectaire qu’elle a engendré, telle a été la bande sonore de la vie en Irak, en particulier pour les moins de 26 ans – environ 23 millions de personnes, soit près de la moitié de la population. Les traumatismes étaient quotidiens. Les pertes touchaient presque toutes les familles.

Aujourd’hui, surtout à Bagdad, de nombreux jeunes veulent aller de l’avant. Les villes se sont quelque peu remises des années de guerre et les jeunes Irakiens plus aisés fréquentent les cafés, les centres commerciaux et les concerts. Malgré cela, la plupart des conversations tournent autour d’un parent qui a été tué, de membres de la famille qui ont été déplacés ou de doutes persistants quant à l’avenir de l’Irak.

Les guerres laissent des cicatrices, même lorsque les personnes survivent avec leur corps intact. Le vrombissement métallique des hélicoptères, l’éclat des fusées éclairantes, l’odeur de brûlé après les bombes, le goût de la peur, la douleur d’une chose perdue, tout cela persiste longtemps après la fin des combats.

PHOTO JOÃO SILVA, THE NEW YORK TIMES

Noor Nabih, 26 ans, accompagnée de son mari et de leur fils

« La guerre nous a privés de notre enfance », a déclaré Noor Nabih, 26 ans, dont la mère a été blessée par les tirs croisés d’un convoi américain qui passait, puis grièvement blessée par l’explosion d’une bombe.

Joao Silva, photographe au New York Times, et Alissa J. Rubin, correspondante principale, ont récemment parlé à de jeunes Irakiens à Bagdad de leur vie, de leur opinion sur l’invasion américaine et de l’état de leur pays. Voici quelques-uns de leurs témoignages.

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Mohammed Hassan Jawad Jassim et sa fille, à Bagdad

Mohammed Hassan Jawad Jassim, 25 ans

« J’avais tellement peur que je me suis couché par terre. »

Mohammed avait 5 ans au moment de l’invasion. Chaque explosion l’effrayait. La première fois qu’il a vu un véhicule américain percuter une bombe placée en bord de route, l’explosion l’a fait vibrer ; puis est venu un barrage de balles.

« J’étais tellement effrayé que je me suis couché sur le sol et j’ai appuyé mon visage sur la route », se souvient-il.

Très vite, les soldats américains ont commencé à frapper à la porte de la famille, à la recherche de membres de la milice musulmane chiite fidèle au religieux antiaméricain Muqtada al-Sadr. « J’avais peur qu’ils tirent », a-t-il raconté.

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Un enfant passe devant un bâtiment détruit, à Fallujah

Avec 17 sœurs et frères, et un père qui parvenait à peine à gagner sa vie en travaillant dans un garage, Mohammed ne pouvait pas se concentrer à l’école et a abandonné ses études après la deuxième année. « J’avais des pensées de mort », dit-il.

Parfois, je m’attachais un bandeau autour des yeux et je m’asseyais dans une pièce sombre.

Mohammed Hassan Jawad Jassim

Lorsqu’il a eu 21 ans, sa fille Tabarak est née et il a voulu obtenir un emploi dans la fonction publique, mais il n’avait pas de relations avec des hommes politiques susceptibles de l’aider. Indigné, il a rejoint les manifestations de jeunes de 2019 contre la corruption du gouvernement et la présence iranienne en Irak, connues dans le monde arabe sous le nom de « révolution d’octobre ».

Le premier jour des manifestations, une bombe lacrymogène lui a explosé au visage, lui arrachant un œil et endommageant l’autre. Son univers s’est assombri.

Aujourd’hui, sa fille a 4 ans et il a un fils de 1 an, Adam.

« Mon seul souhait est de retrouver la vue pour pouvoir voir mes enfants, a-t-il affirmé. Adam est venu au monde après que j’ai été frappé, je ne l’ai donc jamais vu.

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Dalia Mazin Sedeeq Al-Hatim et Hussain Sarmad Kadhim Al-Bayati

Dalia Mazin Sedeeq Al-Hatim, 24 ans, et Hussain Sarmad Kadhim Al-Bayati, 26 ans

« Tout était beau jusqu’à ce qu’on tire sur Hussain. »

Dalia, 24 ans, et Hussain, 26 ans, se sont rencontrés à l’hôpital où ils étaient tous deux pharmaciens. Il n’a fallu qu’un mois à Hussain pour savoir qu’il voulait épouser Dalia et à Dalia pour ressentir la même chose pour Hussain.

Ils avaient beaucoup en commun. Tous deux venaient de familles qui accordaient une grande importance à l’éducation ; tous deux avaient grandi avec les bruits de la guerre. Dalia se souvient d’avoir regardé la chaîne de dessins animés Nickelodeon lorsque les bombes ont commencé à tomber sur Bagdad ; Hussain se souvient d’avoir vu des fenêtres soufflées par l’explosion d’une bombe.

Leurs deux familles ont fui en Syrie lorsque la guerre est devenue trop proche de chez eux. Le chauffeur du bus scolaire de Dalia a disparu pendant les combats sectaires et a été retrouvé mort par la suite, et il en a été de même pour le chauffeur du bus scolaire du frère de Hussain.

Leur seule différence – Dalia est musulmane sunnite et Hussain, musulman chiite – n’avait pas d’importance pour eux, même s’ils savaient qu’elle pouvait en avoir pour d’autres.

Même si notre appartenance religieuse pouvait constituer un obstacle, nous avons convenu que ce ne serait pas le cas.

Hussain Sarmad Kadhim Al-Bayati

« Le jour où j’ai demandé Dalia en mariage, mon père a insisté pour que je dise à la famille de Dalia que j’étais chiite, afin que ce soit clair et que la famille de Dalia ne soit pas surprise un jour. Ils m’ont dit : ‟Nous ne nous soucions pas de la branche à laquelle tu appartiens. Ce qui nous importe, c’est que vous aimiez notre fille et qu’elle vous aime. » » 

Avant même le jour de leur mariage, le 18 février, la violence qui fait partie de la vie quotidienne les a touchés. Hussain a été poignardé et blessé par balle lors d’un cambriolage alors qu’il travaillait de nuit dans une pharmacie.

« Tout était beau jusqu’à ce que Hussain soit touché et que la réalité de Bagdad nous revienne en pleine figure », a déclaré Dalia.

Ils espèrent maintenant, a dit Hussain, « la santé et la sécurité ».

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Le lieutenant Hamza Amer Chamis (centre droit), devant un centre de commande militaire de Bagdad

Hamza Amer Chamis, 24 ans

« Pour que mon père soit fier de moi dans l’au-delà. »

Hamza, 24 ans, a grandi avec l’armée dans le sang. Son père était colonel lorsque Saddam Hussein était au pouvoir, et il a réintégré l’armée irakienne, initialement dissoute par les Américains, après sa reconstitution. Il s’est lié aux soldats américains avec lesquels il travaillait et a atteint le grade de général.

« Mon rêve, ma passion pour devenir officier, a commencé à l’âge de 12 ans », se souvient Hamza.

Notre école organisait une fête costumée et mon père m’a donné son uniforme avec son grade et ses couleurs. C’était formidable, et le lendemain, je lui ai dit : Je veux devenir comme toi.

Hamza Amer Chamis

Mais la famille a été considérée comme traîtresse par certains des anciens collègues de l’armée de son père, qui avaient rejoint les insurgés combattant l’armée américaine. Un groupe de militants a tenté d’enlever le frère aîné de Hamza. Puis, en 2014, le père de Hamza a été tué alors qu’il se battait dans l’Anbar contre le nouveau fléau du pays, le groupe État islamique.

À partir de ce moment-là, dit-il, il voulait que « [son] père soit fier de [lui] dans l’au-delà et qu’il sente [qu’il] fait quelque chose pour lui, tout comme il [l’]a élevé et soutenu. »

Hamza est sorti major de sa promotion à l’école militaire et est devenu le plus jeune lieutenant de l’histoire de l’armée irakienne après 2003. Sa première mission : combattre les restes du groupe État islamique, les mêmes militants qui ont tué son père.

Aujourd’hui, il est officier chargé de la sécurité au sein du commandement conjoint, qui comprend les hauts responsables des forces armées irakiennes. Son rêve est d’atteindre le même rang que son père.

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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