Au lendemain de la chute de Kaboul, des Afghanes nous avaient confié leur peur de revenir 20 ans en arrière. Quatre mois plus tard, nous avons pris de leurs nouvelles.

L’une s’est réfugiée aux États-Unis. L’autre se terre dans un pays voisin pour fuir les persécutions. Et la dernière est restée au front pour défendre les droits des femmes, au péril de sa vie.

« Chaque moment, chaque seconde, je vis dans la peur. La situation s’aggrave de jour en jour. Je ne sais plus quoi faire », laisse tomber Hoda Raha.

Ce qu’elle redoutait est arrivé. Leurs précieuses avancées pour l’égalité n’ont pas survécu au retour au pouvoir des talibans. Vingt ans de petites victoires parties en fumée.

Hoda Raha, 27 ans, n’est pourtant pas une néophyte en matière de résistance. Militante aguerrie, elle a participé à plusieurs campagnes pour l’égalité des femmes, dont le droit d’inscrire leur nom sur les documents officiels. Au lendemain du retour au pouvoir des talibans, sa motivation était de plomb. Comme si toute sa vie, elle s’y était préparée.

Quatre mois plus tard, sa voix n’a plus la même assurance. Elle tremble, par moments.

PHOTO FOURNIE PAR HODA RAHA

Hoda Raha, 27 ans

La plupart des femmes qui manifestent ont reçu d’horribles menaces. Les talibans les ont menacées de tuer les membres de leur famille et de les violer. La plupart d’entre elles passent la nuit dans un endroit différent.

Hoda Raha, 27 ans

« Chaque jour qui passe, la situation devient plus étouffante pour les femmes », déballe-t-elle, le souffle court.

Quand ils ont pris le pouvoir, les talibans se sont présentés sous un nouveau jour, promettant une politique plus modérée que celle de la première incarnation du régime, à la fin des années 1990. Les droits des femmes seraient respectés « dans le cadre de la loi islamique », avaient-ils déclaré.

Des paroles en l’air, rétorque Hoda.

Dans les faits, les étudiantes et les enseignantes de niveau secondaire sont bannies dans la grande majorité des écoles du pays. Dans les mosquées, on enseigne que les femmes qui étudient ou travaillent ne « se soucient pas de leur famille » et que les « vraies musulmanes » doivent apprendre « à cuisiner et à s’occuper des enfants », rapporte Hoda.

Les talibans ont renforcé ces mentalités, début décembre, lorsqu’ils ont publié leur « décret sur les droits des femmes », qui, s’il stipule que les femmes ne sont pas « des biens » et interdit le mariage forcé, ne fait aucune mention du droit à l’éducation ou au travail. À la fin du mois, les nouveaux maîtres de Kaboul ont aussi annoncé que les femmes qui désirent voyager sur une distance de plus de 70 km doivent dorénavant être accompagnées d’un homme de leur famille proche.

Mais le pire, d’après Hoda, ce sont les violences domestiques et les croyances extrémistes auxquelles sont soumises les femmes au sein de leur propre famille, particulièrement hors des grandes villes.

« J’ai voyagé dans les zones rurales et vous n’imaginez pas [toutes les] femmes et adolescentes qui croient ces mots et pensent qu’elles doivent rester à la maison », déplore-t-elle.

La grande traversée

Farah* venait tout juste de se fiancer. En août, elle a été abruptement séparée de celui à qui elle s’était promise. Elle avait une place sur un vol vers l’Amérique, pas lui.

La nuit, allongée sur son petit lit d’un camp de réfugiés à Philadelphie, c’est à ses yeux, « verts et profonds comme la forêt », qu’elle rêve. Quand les bombes et les tirs ne hantent pas son sommeil.

Chaque jour, nous nous réveillons avec des cris ou des hurlements. Nous vivons ici sans guerre, sans bruit de balles ou d’explosions, mais nous n’avons pas de soulagement mental.

Farah, réfugiée à Philadelphie

La fonctionnaire de 25 ans est montée à bord de l’un des premiers avions après la chute sans combat de Kaboul. Un matin frais d’août, son frère, qui travaillait aussi pour le gouvernement afghan, lui a ordonné de se rendre à l’aéroport.

C’était tout juste après l’explosion revendiquée par le groupe djihadiste État islamique, qui avait fait une centaine de morts. « L’oppression et la terreur ne faisaient que commencer », souffle Farah.

Elle nous a décrit dans le détail la scène d’horreur à l’aéroport. Les vêtements et les chaussures ensanglantés sur le sol. L’opacité des gaz lacrymogènes dans l’air. La cohue sur le tarmac. Avec ses vêtements sur le dos et rien d’autre, elle est montée à bord de l’avion militaire, sans date de retour.

« J’ai quitté toute ma vie. Mes livres, mes dessins, mon pays, mes amis, ma famille, ma maison, mon fiancé. J’ai l’impression de n’être rien ici. Parfois, j’ai l’impression d’être morte-vivante », confie-t-elle.

« Les femmes étaient l’âme des villes »

Les premières semaines après le retour des talibans, les rues de Kaboul avaient perdu de leurs couleurs.

« Les femmes étaient l’âme des villes. Ce qui donnait envie aux gens de continuer, c’était le bruit des filles qui riaient dans les rues, leurs efforts pour aller au travail, à l’école », se souvient Hoda Raha.

Dans leurs foyers, les femmes restent connectées entre elles par les réseaux sociaux. Elles y partagent leurs préoccupations, se redonnent espoir, planifient leur résistance. Comme Adine*, 20 ans, qui poursuit son combat de l’extérieur du pays, sur Twitter.

Lorsque nous lui avions parlé pour la première fois, elle gardait espoir de rentrer à l’université, l’automne dernier, comme toutes les femmes avant elle depuis une vingtaine d’années.

Or, les talibans ont pris le contrôle des universités, interdisant les classes mixtes. Les étudiantes doivent être séparées de leurs camarades masculins. Selon Adine, des amies se sont aussi fait interdire l’accès à leur campus, car elles ne portaient pas de hijab.

En octobre, elle en a eu marre d’attendre un miracle. Elle est partie, un sac sur le dos, vers le Pakistan. « Je suis déçue, fatiguée, brisée et sans abri. Plus rien ne me réconforte. C’est douloureux », nous avait-elle alors écrit.

Elle y est restée quelques semaines, avant que son périple ne l’amène en Albanie, où elle attend toujours que son dossier d’immigration soit traité aux États-Unis. Elle est en sécurité, dit-elle, mais son cœur n’y est plus.

Il est resté à Kaboul.

« Un jour, mon pays sera libre »

Malgré les kilomètres qui les séparent, ces trois femmes sont toujours unies par le même rêve d’égalité. Le combat sera long, pénible. Mais elles gardent espoir. Elles ne sont plus les femmes d’il y a 20 ans.

« Les générations futures doivent savoir que dans ce monde inégalitaire qui a toujours considéré les femmes comme des êtres inférieurs, leurs mères auront sacrifié leur vie et se seront battues pour leurs droits fondamentaux », promet Hoda.

Farah croit aussi en des jours meilleurs, celui où elle retournera à la maison.

« Un proverbe persan dit que le pays est notre mère spirituelle. J’ai quitté ma mère. Mais un jour, mon pays sera libre et j’y retournerai. »

* Afin d’assurer la sécurité des femmes interviewées, nous avons utilisé des prénoms fictifs.