(Ankara) Trafic de drogue, meurtres, transfert d’armes à des militants islamistes… Un criminel notoire a décidé de tout raconter ce qu’il dit savoir des membres du gouvernement du président turc Recep Tayyip Erdoğan, dans des vidéos qui ont fait de lui une vedette improbable des réseaux sociaux.

L’homme de 49 ans, Sedat Peker, est un leader de la pègre turque et un ancien partisan du Parti de la justice et du développement de M. Erdoğan. Ses vidéos de 90 minutes — diffusées depuis Dubaï, où il dit se trouver — regorgent d’allégations explosives, mais non prouvées, alors qu’il tente apparemment de régler ses comptes avec des personnages politiques.

Vues 75 millions de fois sur YouTube

Ses vidéos hebdomadaires sur YouTube ont été vues plus de 75 millions de fois, suscitant un tollé, accroissant l’inquiétude face à la corruption des dirigeants turcs et plaçant des responsables sur la défensive. Elles exposent aussi au grand jour des fissures possibles entre des factions rivales du parti au pouvoir, ajoutant aux problèmes de M. Erdoğan qui combat déjà un ralentissement de l’économie et la pandémie de coronavirus.

PHOTO OZAN KOSE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Trafic international de drogue, meurtres d’opposants politiques, livraisons d’armes à des groupes islamistes, liens troubles entre les politiciens turcs et la mafia : des millions de Turcs sont rivés à leurs écrans depuis que le mafioso Sedat Peker diffuse chaque semaine sur YouTube des vidéos extrêmement compromettantes pour le parti du président Recep Tayyip Erdoğan.

Élégamment vêtu, M. Peker nargue ses adversaires derrière un bureau soigneusement rangé sur lequel on peut voir des notes, un chapelet et des livres. Il promet de les faire tomber en n’utilisant rien d’autre qu’un « tripode et une caméra ».

Viol et meurtre d'une journaliste

Ses premières vidéos ciblaient l’ancien ministre de l’Intérieur Mehmet Agar et son fils Tolga, un parlementaire du parti au pouvoir, qui aurait violé une jeune journaliste kazhake et aurait ensuite camouflé son meurtre en suicide.

M. Peker accuse Mehmet Agar de s’être emparé illégalement d’une luxueuse marina qui aurait été utilisée pour le trafic de drogue. M. Agar a éventuellement démissionné du conseil d’administration de la marina.

D’autres vidéos ont ensuite attaqué des gens d’affaires, des personnalités médiatiques proches du pouvoir et le fils de l’ancien premier ministre Binali Yildirim, qui aurait participé à un trafic de drogue provenant du Venezuela.

Mais M. Peker réserve ses attaques les plus vicieuses et les plus méprisantes au ministre de l’Intérieur Suleyman Soylu, qu’il accuse d’abus de pouvoir et de corruption alors qu’il tente de devenir président du pays.

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Le ministre de l’Intérieur Suleyman Soylu.

M. Peker prétend que M. Soylu l’a trahi, après qu’il l’eût aidé à défaire une faction rivale au sein du parti au pouvoir.

Tous ceux concernés réfutent les allégations de M. Peker.

Dans une allégation explosive aux répercussions internationales, M. Peker prétend qu’un ancien conseiller de sécurité de M. Erdoğan, qu’on soupçonnait de diriger un groupe paramilitaire, a fourni des armes à des militants syriens proches d’Al-Qaïda. M. Erdoğan n’a pas encore répondu à ces allégations, mais le gouvernement a déjà nié avoir armé des djihadistes.

M. Erdoğan a ignoré les vidéos de M. Peker pendant plusieurs semaines, mais il a rompu son silence le 26 mai en prétendant que ses allégations font partie d’un complot contre la Turquie.

Un « complot », dit le président Erdogan

« Personne ne devrait douter que nous allons faire échec à cette opération malveillante, a-t-il dit. Nous poursuivons les membres de groupes criminels, peu importe où ils se cachent dans le monde. Nous n’abandonnerons pas tant que nous ne les aurons pas ramenés au pays et remis à la justice. »

PHOTO SERVICES DE PRESSE DE LA PRÉSIDENCE TURQUE, VIA REUTERS

Le président Tayyip Erdogan Erdoğan a ignoré les vidéos de M. Peker pendant plusieurs semaines, mais il a rompu son silence le 26 mai en prétendant que ses allégations font partie d’un complot contre la Turquie.

M. Peker a alors répliqué que le président pourrait lui-même être le sujet de prochaines vidéos. Il a toutefois prévenu qu’il ne dirait rien à son sujet avant la rencontre du 14 juin entre M. Erdoğan et le président américain Joe Biden, afin de ne pas affaiblir la position de M. Erdoğan.

L’opposition turque s’est emparée de ces allégations pour réclamer des démissions et des enquêtes judiciaires. Le parti au pouvoir et ses alliés nationalistes résistent à ces demandes, et un mandat d’arrestation a été lancé contre M. Peker.

Le sondeur Can Selcuki, de la firme Turkiye Raporu, a dit au sujet de M. Peker : « N’oublions pas que c’est un criminel ». Il a ensuite expliqué que la popularité des vidéos découle d’un manque d’information.

On dirait que les gens posent ces questions (à ce criminel) parce qu’ils ne peuvent pas obtenir de réponses ailleurs, a-t-il dit. Et ça me dit que la société turque réclame de plus en plus de transparence.

Can Selcuki, de la firme de sondages Turkiye Raporu

M. Peker prétend que ses auditeurs, et surtout ceux qui ont moins de 40 ans, sont les vrais propriétaires de la Turquie, et qu’ils ont le pouvoir de demander des comptes et des changements.

Un nationaliste qui prône l’unité des nations turcophones, M. Peker multiplie les séjours en prison depuis l’âge de 17 ans. Après sa libération en 2014, il a organisé des rassemblements en faveur du parti de M. Erdoğan et a menacé ses adversaires. Son mariage, l’année suivante, a attiré de nombreuses célébrités.

En avril, une opération policière contre l’organisation de M. Peker a mené l’arrestation d’une soixantaine de ses associés.

Son domicile d’Istanbul a aussi été fouillé. M. Peker prétend avoir décidé de parler parce que sa femme et ses deux filles auraient été maltraitées et humiliées lors de la perquisition.

Ils me demandent pourquoi je fais ça, a-t-il dit dans la plus récente vidéo. Au début, je faisais ça parce que j’étais en colère, j’attendais des excuses… Maintenant, je ne sais plus pourquoi je fais ça… Parce que j’en ai envie.

Sedat Peker