Échanger un réfrigérateur contre un sac de blé. C’est le genre de négoce désespéré auquel se livrent des Afghans frappés de plein fouet par une crise économique qui place leur pays au bord de la famine.

Si la tendance se maintient, c’est plus d’un Afghan sur deux qui se trouvera en situation de crise ou d’urgence alimentaire dès le mois de novembre, prévoit un rapport réalisé par deux agences de l’ONU, le Programme alimentaire mondial (PAM) et l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

C’est 35 % de plus qu’au même moment l’an dernier. La crise est l’une des pires qui sévissent aujourd’hui sur la planète, et elle est plus grave que celle qui dévaste le Yémen, pays déchiré par un conflit armé depuis sept ans, dit Jean-Martin Bauer, conseiller au PAM.

Joint à Kaboul, où il se consacre à documenter la crise afghane, Jean-Martin Bauer observe que la précarité alimentaire actuelle touche non seulement les zones rurales, mais également les classes moyennes urbaines, y compris dans la capitale.

« Dans les rues de Kaboul, on voit des gens vendre leurs affaires pour pouvoir acheter de la nourriture », observe-t-il.

L’Afghanistan était déjà vulnérable avant l’arrivée au pouvoir des talibans, il y a deux mois et demi.

Ce qui a changé, c’est que les classes moyennes, qui vivaient des salaires gouvernementaux, sont maintenant tombées dans l’insécurité alimentaire.

Jean-Martin Bauer, conseiller au Programme alimentaire mondial

Les plus pauvres, eux, ont glissé vers l’indigence.

Les Afghans avec qui Jean-Martin Bauer a eu l’occasion de s’entretenir, notamment la trentaine de chercheurs ayant collaboré au rapport publié lundi, « sont tous très inquiets ».

Ayant la chance de recevoir un salaire, ils ne peuvent pas le toucher, parce que les retraits bancaires sont limités à 200 $ US par semaine, pour prévenir une fuite de capitaux, explique Jean-Martin Bauer. Or, ses collaborateurs doivent prendre soin non seulement de leur famille immédiate, mais aussi de leurs amis et de leurs voisins qui n’ont pas la chance d’avoir encore un emploi.

Comme stratégie de survie, les Afghans se résolvent à se débarrasser de leurs biens. « Ils se disent : ‟Je vends mon frigo pour acheter un sac de blé pour trois familles.” »

PHOTO HOSHANG HASHIMI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des travailleurs afghans font la file pour assister à la cérémonie de lancement d’un programme du gouvernement taliban visant à offrir à des milliers de personnes du blé en échange de travail.

Les besoins alimentaires sont tels que le gouvernement (non reconnu internationalement) dirigé par les talibans a lancé dimanche un programme qui permettra à des milliers d’hommes d’obtenir du blé en échange de leur participation à des travaux publics. Au total, plus de 60 000 tonnes de blé seront ainsi offertes en guise de salaire d’ici deux mois.

Crise sans précédent

Depuis la chute de Kaboul, tombé aux mains des talibans le 15 août dernier, l’Afghanistan s’enfonce dans une crise alimentaire sans précédent.

Si rien ne change, ce sont 22,8 millions d’Afghans, soit 55 % de la population, qui auront de la peine à se nourrir cet hiver et plus de 8 millions d’entre eux seront carrément confrontés à une situation d’urgence alimentaire, prévoit l’ONU.

Le PAM s’attend à ce qu’en 2022, 1 million d’enfants souffrent de malnutrition grave. Et ils risquent d’en mourir.

PHOTO JORGE SILVA, ARCHIVES REUTERS

Une femme tient son bébé dans ses bras au service de malnutrition pour les nourrissons de l’hôpital pour enfants Indira Gandhi, à Kaboul.

Depuis que l’ONU collige des indicateurs d’insécurité alimentaire, l’Afghanistan n’a jamais connu une telle précarité.

L’effondrement des services publics, le chômage, les sanctions internationales, une montée fulgurante des prix des denrées de base et les restrictions sur les activités bancaires ont frappé de plein fouet l’économie déjà affectée par la sécheresse, le conflit civil et la pandémie de COVID-19. C’est la tempête parfaite.

Le prix du blé a augmenté de 15 % depuis trois mois, celui de l’huile de 55 %, alors que les gens n’ont pas accès à leurs comptes bancaires et que les opportunités d’emplois disparaissent.

Jean-Martin Bauer, conseiller au Programme alimentaire mondial

Dans un reportage récent, la BBC faisait état d’une famille de la région de Hérat, dans l’ouest du pays, qui n’avait plus aucune source de revenus et qui s’est résolue à vendre un de ses enfants pour pouvoir nourrir les autres.

Regardez le reportage de la BBC (en anglais)

La faim et le froid

Avec l’hiver qui s’en vient, la situation risque de se dégrader abruptement. Shabnam Salihi était membre de l’ancienne Commission afghane des droits de l’homme, qui a mis la clé sous la porte depuis que les talibans ont pris le contrôle de Kaboul.

Réfugiée à Toronto, elle demeure en contact étroit avec ses proches restés en Afghanistan. Tous ses amis en arrachent. Ceux qui travaillaient pour la fonction publique afghane n’ont pas été payés depuis trois mois.

Certains font la file devant les banques, pendant des heures, il y en a qui s’installent dès 2 h du matin dans l’espoir de retirer leurs 200 $.

Shabnam Salihi, anciennement membre de la Commission afghane des droits de l’homme

PHOTO BULENT KILIC, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Personnes faisant la file devant une banque de Kaboul

Le prix du carburant a explosé, le prix du mazout a plus que doublé, déplore Shabnam Salihi. En plus de la faim, les Afghans craignent maintenant de ne pas avoir les moyens de chauffer leurs maisons.

Dans le communiqué accompagnant le rapport de lundi, David Beasley, directeur exécutif du PAM, évoque un « compte à rebours vers la catastrophe ».

Pour son collègue Jean-Martin Bauer, « ça ne prendrait pas grand-chose pour faire basculer la population afghane dans la famine ».

Pourtant, la famine n’est pas une fatalité, dit Jean-Martin Bauer. Il assure que son organisation est parfaitement en mesure d’atteindre les populations affectées par la faim. Ce qui lui manque, ce sont les fonds pour répondre aux besoins qui explosent.

La crise en chiffres

40 millions : Population de l’Afghanistan

18,8 millions : Nombre de personnes en situation de crise et d’urgence alimentaire en septembre, soit 47 % de la population du pays.

22,8 millions : Nombre projeté de personnes en situation de crise et d’urgence entre novembre 2021 et mars 2022, soit 55 % de la population.

3,9 millions : Nombre d’Afghans ayant besoin de soins pour malnutrition grave. Du lot, on compte 1 million d’enfants de moins de 5 ans et 700 000 femmes qui allaitent ou sont enceintes.