Loin de Kaboul, des Afghans proches de l’ancien régime ou des forces étrangères se cachent. Incapables d’atteindre la capitale, ils craignent maintenant les représailles des talibans. Derrière leurs claviers, des personnes d’origine afghane s’inquiètent aussi de l’utilisation des réseaux sociaux par le groupe islamiste.

Terrés pour survivre

Les proches de Sayed* ne sortent qu’à la tombée de la nuit. Coincés dans une ville de l’ouest du pays, ils changent de refuge tous les soirs, dans l’espoir d’échapper aux talibans. Leur travail pour une organisation non gouvernementale (ONG) les met en danger, craignent-ils.

« Les talibans ont accès aux fichiers gouvernementaux, à ceux des ONG, à ceux de l’armée », s’est inquiété l’Américain d’origine afghane, qui a demandé l’anonymat par crainte de mettre sa famille en danger au pays. « Si les gens veulent aller à Kaboul, ils doivent montrer leur carte d’identité électronique. Ces gens sont en danger, ils ne peuvent pas quitter les provinces. »

Les talibans ont établi des points de contrôle sur les routes, rendant le passage vers la capitale risqué pour leurs opposants.

Les images de la foule désespérée massée aux abords de l’aéroport de Kaboul ont fait le tour du monde. Mais ailleurs, dans ce pays de plus de 652 000 km2, des milliers d’Afghans vulnérables aux représailles du régime se terrent, sans issue.

« C’est une autre sorte de tragédie », commente Marvin Weinbaum, directeur des études sur l’Afghanistan et le Pakistan au Middle East Institute. « Ces gens sont pris, mais ils répondraient sinon aux critères pour être évacués. »

Il n’entrevoit pas la possibilité pour les pays étrangers impliqués dans les opérations de rapatriement de diriger des avions vers d’autres aéroports du pays pour secourir ces Afghans à risque. « C’est assez difficile comme ça à Kaboul, rappelle-t-il. Les pays [impliqués] n’en ont tout simplement pas les moyens en ce moment. »

« Massacre » appréhendé

De nombreux spécialistes et organismes ont déploré le chaos et la mauvaise gestion de l’évacuation des personnes les plus susceptibles de subir de violentes représailles.

« On a des collègues qui ont des sièges [réservés], mais ils ne peuvent pas se rendre à l’aéroport, ils ne peuvent pas prendre l’avion », a dénoncé la présidente de la Commission indépendante des droits de la personne d’Afghanistan, Shaharzad Akbar, dans une visioconférence vendredi matin organisée par Human Rights Watch, en décriant la mauvaise organisation autour de l’aéroport.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER DE SHAHARZAD AKBAR

Shaharzad Akbar, présidente de la Commission indépendante des droits de la personne d’Afghanistan

La date butoir pour le retrait américain, le 31 août, est irréaliste, ont dit les deux organismes, demandant un engagement ferme de reporter l’échéance.

Le président américain Joe Biden ne l’a pas exclu, mais n’a pas avancé de nouvelle date.

Pour de nombreux Afghans, l’évacuation des étrangers signale un moment dangereux : le départ de possibles témoins.

À cause de leur expérience avec l’Occident, la peur des Afghans est que dès que les citoyens occidentaux auront été évacués, l’aéroport, tout sera laissé aux talibans et les gens seront à la merci des talibans.

Shaharzad Akbar, présidente de la Commission indépendante des droits de la personne d’Afghanistan

« Il y aura un massacre », a-t-elle ajouté, la voix nouée.

Scepticisme sur l’amnistie

Même si le porte-parole des talibans a promis une amnistie générale lors d’une conférence de presse la semaine dernière, les Afghans restent anxieux. Non seulement les mesures brutales mises en place lors du règne taliban en 1996-2001 ont marqué les esprits, mais des informations ont commencé à circuler sur une chasse aux opposants. Un rapport d’un groupe d’experts travaillant pour l’ONU indique que les talibans ont commencé à effectuer des « visites ciblées » chez les personnes recherchées et leurs familles, selon l’Agence France-Presse.

Des Afghans ont aussi témoigné d’une sévérité accrue du régime loin de la métropole, les incitant à éviter de sortir de leur résidence.

« Dans les régions, ce sont les commandants provinciaux qui font ce qu’ils veulent », assure Shantie Mariet D’Souza, professeure fondatrice de la Kautilya School of Public Policy, jointe en Inde.

Des femmes sont battues, des veuves sont forcées à se marier et il y a déjà du trafic humain. Et ils ont commencé à imposer la loi islamique stricte. Les gens ont peur de sortir de la maison.

Shantie Mariet D’Souza, professeure fondatrice de la Kautilya School of Public Policy

L’anthropologue et professeure retraitée de l’Université Concordia Homa Hoodfar a des contacts réguliers en Afghanistan, travaillant avec des femmes afghanes depuis 1994. Les personnes jointes sur place lui ont décrit des rues où les patrouilles des talibans ont pris le contrôle.

« Les talibans ont pris les voitures de police, des militaires, ils ont accès à toutes ces armes laissées par les Américains, décrit-elle. Ils disent qu’il y a une amnistie, mais personne ne la voit. »

Elle s’inquiète particulièrement du sort des femmes. Une personne d’origine afghane a confié à La Presse ses peurs pour une parente célibataire, qui ne sort que pour aller d’un refuge à l’autre, n’ayant pas de proches masculins pour l’accompagner. Lorsqu’ils ont pris le pouvoir en Afghanistan de 1996 à 2001, les talibans ont imposé une interprétation ultrarigoriste de l’islam, interdisant aux femmes de sortir seules.

« Pour nous, les Afghans, nous vivons vraiment des jours difficiles en ce moment », dit Sayed.

CAPTURE D’ÉCRAN VIA REUTERS

Capture d’écran d’une vidéo tirée des réseaux sociaux, où des talibans défilent en uniforme dans les rues de Qalat, dans la province de Zabol

Une offensive virtuelle

En 1996, les talibans ont coupé l’Afghanistan du monde moderne, bannissant, par exemple, la télévision. En 2021, ils manient le clavier dans plusieurs langues et tentent de projeter une image modérée au reste du monde.

« Ils sont devenus très à l’aise avec les réseaux sociaux, qu’ils utilisent à des fins de propagande, mais aussi d’intimidation », explique à La Presse Halima Kazem-Stojanovic, journaliste et professeure à l’Université d’État de San Jose.

D’origine afghane, la femme a réalisé des reportages en Afghanistan sur une période d’environ 13 ans, après l’intervention américaine de 2001.

Elle voit une inspiration directe pour les talibans dans l’utilisation des réseaux sociaux par le groupe terroriste État islamique, qui s’en est servi pour le recrutement, entre autres, et Al-Qaïda.

Comprenant l’impact de ces médias, le leadership taliban a redoublé d’activités sur ses comptes et se présente comme une version plus ouverte du mouvement connu, à la fin des années 1990, pour sa brutalité.

Mais plusieurs spécialistes y voient davantage une façade.

« Ils ont appris qu’ils avaient besoin de faire des relations publiques, estime Homa Hoodfar, anthropologue à la retraite. Mais juste parce que vous faites de bonnes relations publiques, ça ne veut pas dire que vous faites vraiment ce que vous dites. »

Renseignement

Au-delà de la propagande, les réseaux sociaux sont aussi un outil de renseignement pour les talibans, explique Sayed*, Américain d’origine afghane joint par La Presse.

Lui-même a fermé son compte Facebook récemment, après avoir appris qu’un proche resté au pays avait été pris pour cible en raison de ses propres propos. « C’était avant que leur compte soit fermé. J’ai engagé la discussion, en parlant de mon expérience quand je vivais là-bas. Je pense que c’est pour ça qu’ils ont été offensés », a raconté l’homme, qui a vécu sous le régime taliban, avant de gagner les États-Unis, et qui a requis l’anonymat par crainte que sa famille ne subisse des représailles.

Facebook a annoncé différentes mesures de sécurité jeudi, dont la suspension de la visualisation de la liste d’amis d’un utilisateur en Afghanistan.

Bannis

Les mouvements terroristes sont officiellement bannis des réseaux sociaux. Pour les talibans, le statut est peut-être plus compliqué, comme ils ne sont pas classés comme une organisation terroriste par le département d’État des États-Unis, même s’ils sont sur la liste des entités terroristes pour le Trésor américain.

Facebook a suspendu les comptes de talibans récemment, mais pas Twitter.

Les porte-parole du mouvement islamiste s’affichent ouvertement sur la plateforme, gazouillant en dari, en pachto et en anglais, notamment. L’un d’entre eux, Suhail Shaheen, compte plus de 376 000 abonnés.

Twitter n’avait pas répondu à une requête de La Presse sur la présence des talibans sur sa plateforme au moment de publier ce texte. En réponse à une question de Reuters la semaine dernière, l’entreprise avait dirigé l’agence de presse vers ses politiques, qui interdisent, entre autres, de faire la promotion du terrorisme ou de la violence contre les civils.

Les officiels talibans semblent réussir à naviguer à l’intérieur de certains paramètres pour l’instant, évitant les appels à la violence.

Des « trolls talibans »

Des répliques agressives reçues par Halima Kazem-Stojanovic à la suite de ses tweets dénonçant la propagande ne venaient d’ailleurs pas directement du porte-parole aux propos de qui elle réagissait, note-t-elle, mais de partisans.

« Si on s’oppose à leur exposé narratif, il y a tout un groupe d’entre eux – que j’appelle les trolls talibans – qui sautent sur vous. Je connais d’autres femmes afghanes et de la diaspora qui disent que ces trolls sont aussi actifs sur leur compte », souligne-t-elle, qualifiant la tactique de « harcelante ».

*Prénom fictif pour protéger son identité

Avec l’Agence France-Presse