Avec l’effondrement du gouvernement et l’entrée des insurgés dans la capitale afghane, c’est le chaos à Kaboul, où des citoyens qui tentent de fuir le pays ont perturbé la campagne d’évacuation des forces occidentales. Ce chaos a des répercussions au Canada, en compromettant les efforts du pays pour accueillir des milliers d’Afghans et leurs familles, et en semant le désespoir chez ceux qui vivent ici et qui craignent pour la vie de leurs proches prisonniers des talibans.

« J’ai peur, je ne peux pas dormir la nuit. Je suis très inquiet dès que j’entends frapper à la porte. Je ne sais pas qui est là. »

Au bout du fil, Habib Sharify est terrifié. Caché dans une maison de Kaboul avec sa femme et ses enfants, l’homme qui affirme avoir servi d’interprète pour la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) sous l’égide de l’OTAN pense que les talibans vont le tuer.

Je veux quitter Kaboul, l’Afghanistan, je veux sauver la vie de ma famille. J’ai trois enfants. J’ai une fille de 3 ans. Ma plus jeune a 6 mois. Je veux sauver leur vie.

Habib Sharify, Afghan caché dans une maison de Kaboul

Son beau-frère et sa sœur, qui vivent à Sherbrooke depuis sept ans, sont prêts à tout pour l’aider, mais ne peuvent rien faire tant que sa famille et lui n’auront pas réussi à quitter le pays. « Mon beau-frère a quitté sa maison, son quartier, et il est allé dans une deuxième place. Aussitôt que les talibans vont apprendre qu’il a travaillé avec la FIAS comme interprète, ils vont le tuer et tuer toute sa famille », craint Maiwand Ahmadzai.

« Toutes les frontières sont fermées. Après ça, les talibans vont fouiller partout ; ils vont aller chercher les gens qui ont collaboré avec le gouvernement et n’importe quel pays occidental, et ils vont tuer tout le monde tranquillement. »

PHOTO WAKIL KOHSAR, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des combattants talibans armés montent la garde près de la place Zanbaq, à Kaboul.

Sa femme, Yasmeen Sharify, prend le téléphone et ajoute d’une voix tremblotante : « Même si mon frère et sa famille se cachent, les talibans vont les trouver et les tuer parce qu’ils entrent dans chaque maison. »

Le cas de M. Sharify, ingénieur civil de 33 ans, n’est pas une exception dans ce pays tombé aux mains des talibans après l’effondrement des forces gouvernementales. Il reflète le drame que vivent des dizaines de milliers d’Afghans qui ont collaboré avec les forces militaires ou les organismes internationaux, ou encore qui ont contribué à la modernisation du pays, comme c’est le cas de la femme de M. Sharify, enseignante.

« La situation est arrivée si vite, déplore M. Ahmadzai. Mon beau-frère ne peut plus travailler. Sa femme non plus. Alors, qui va nourrir les enfants ? »

Habibi Shahismatullah, qui vit lui aussi à Sherbrooke, où il y a une forte communauté afghane, est aussi très inquiet. Tous les membres de sa famille sont en Afghanistan. « Je n’ai pas dormi, confie-t-il. J’étais sur Facebook. Tout le monde appelait. Des avocats, des juges qui ont peur pour leur vie. Ces gens-là sont en danger. Ils se demandent ce qui va leur arriver. Ils sont horrifiés de voir ce qui se passe là-bas. J’ai beaucoup d’amis et de membres de ma famille qui sont là-bas. Toutes les frontières sont fermées, ces gens-là ne peuvent pas sortir. »

Un C-17 pour 640 Afghans

Pendant que certains se cachent pour échapper à la colère des talibans, d’autres essaient désespérément de fuir.

La situation a empiré à l’aéroport de Kaboul au point que, lundi, face au chaos, tous les vols, civils et militaires, ont été suspendus pendant plusieurs heures avant de reprendre dans la soirée. Des centaines de personnes se sont précipitées vers la seule porte de sortie du pays pour tenter d’échapper au nouveau régime que les islamistes promettent de mettre en place après 20 ans de guerre.

PHOTO WAKIL KOHSAR, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des centaines de personnes patientent sur le tarmac de l’aéroport de Kaboul, dans l’espoir de quitter le pays.

Les forces américaines ont abattu deux hommes armés, selon un porte-parole du Pentagone.

Sur des vidéos diffusées sur les réseaux, on a pu voir des milliers de personnes courir près d’un avion de transport militaire américain qui roule pour aller se mettre en position de décollage, pendant que d’autres essayaient d’agripper ses flancs et ses roues, au milieu de scènes chaotiques. Des grappes de jeunes hommes, surtout, tentaient de monter dans un avion en s’accrochant aux passerelles.

Des photos incroyables, obtenues par Defense One, montrent 640 Afghans à bord d’un avion-cargo américain C-17, conçu pour transporter 150 personnes, dimanche, après la prise de contrôle de Kaboul.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE DEFENSE ONE

Quelque 640 Afghans ont pris place à bord d’un avion-cargo américain C-17, conçu pour transporter 150 personnes.

Ce drame tient au fait que le retrait ordonné auquel s’attendait le président Biden lorsqu’il a annoncé le départ des troupes américaines s’est transformé en débâcle quand l’armée s’est effondrée devant l’offensive des talibans.

« Pire qu’à Saigon »

Lundi, lors d’une adresse à la nation très attendue en raison du mutisme présidentiel durant le week-end, le locataire de la Maison-Blanche a « défendu fermement » sa décision de retirer les troupes américaines d’Afghanistan et imputé la chute du régime afghan à l’échec des dirigeants militaires et politiques du pays à se défendre. « Après 20 ans, j’ai appris à contrecœur qu’il n’y avait jamais de bon moment pour retirer les forces américaines », a-t-il affirmé.

Une des conséquences de ce retrait, c’est qu’il n’y a à peu près plus de moyens de venir en aide à ceux qui sont encore en Afghanistan parce qu’il n’y a plus d’ambassades ni de services consulaires.

PHOTO WAKIL KOHSAR, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un garçon afghan se tient près d’un uniforme militaire, à l’aéroport de Kaboul.

C’est ainsi que la promesse du gouvernement Trudeau d’accueillir 20 000 citoyens afghans ne porte que sur ceux qui sont déjà sortis du pays.

« Joe Biden avait promis que l’Amérique n’assisterait pas à un nouveau Saigon, avec des hélicoptères évacuant les derniers diplomates, les derniers ressortissants américains sur le toit de l’ambassade de Saigon », note Jean-François Caron, professeur de sciences politiques à l’Université Nazarbayev, au Kazakhstan.

En fait, les images qu’on a vues lundi, c’est encore pire. La situation est encore plus dramatique qu’à l’époque, au Viêtnam.

Jean-François Caron, professeur de sciences politiques à l’Université Nazarbayev, au Kazakhstan

« L’Occident s’attendait à ce que l’armée afghane soit en mesure de maîtriser la situation pendant quelques mois, ajoute M. Caron. Or, l’armée afghane s’est effondrée en moins d’une semaine. Lorsqu’une ambassade est obligée de brûler ses documents sensibles, de les broyer, c’est que c’est une situation de dernière minute. Les gens sont pris au dépourvu. Personne n’avait prévu ça. »

Dans les circonstances, M. Caron se demande comment le Canada va être en mesure d’accueillir 20 000 Afghans.

« Il n’y a plus de service consulaire canadien à Kaboul, souligne-t-il. L’ambassade américaine a été désertée également. L’ambassade britannique aussi. Les seules ambassades qui restent ouvertes, à Kaboul, à l’heure actuelle, c’est les ambassades russe et chinoise. On ne peut pas compter sur ces pays-là pour nous venir en aide. »

C’est une question de jours, selon lui, avant que les talibans prennent le contrôle de l’aéroport. « C’est triste à dire, mais j’espère que ces personnes-là ont une bonne cachette. Il n’y a plus personne sur place pour leur offrir le service diplomatique nécessaire. Et très bientôt, il n’y aura plus de vols en partance de Kaboul. C’est une tragédie humaine. »

Nipa Banerjee, chercheuse en développement international et études mondiales à la faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa, estime, elle aussi, que le Canada doit dire clairement qui sont ces gens qu’on peut aider et comment on va s’y prendre. « Le gouvernement a dit qu’il allait accueillir 20 000 réfugiés. Mais qui sont-ils, ces réfugiés ? Ce n’est pas clair. Et comment vont-ils quitter l’Afghanistan ? En ce moment, le scénario est un peu chaotique. Les gens n’ont pas de réponses. »

Qasim Popal, Torontois d’origine afghane dont nous avons parlé dans le numéro de lundi, après avoir tenté de fuir le pays avec ses frères depuis l’aéroport, a dû se résoudre à retourner à Kaboul parce que les forces américaines n’évacuent que des citoyens des États-Unis.

« Je suis content de vous parler, mais j’ai de gros problèmes. Le gouvernement canadien ne m’aide pas du tout. Ma vie est en danger. J’ai parlé à plusieurs soldats américains à l’aéroport, mais ils ne prennent que des Américains et pas des détenteurs de passeports canadiens. Ça fait 48 heures, et je n’ai pas reçu le moindre appel ou courriel du gouvernement. Pouvez-vous faire passer mon message au gouvernement canadien ? », implore-t-il.

Avec l’Agence France-Presse