Les talibans ont annoncé jeudi avoir pris Kandahar, deuxième ville en importance d’Afghanistan et lieu clé pour l’armée canadienne dans le pays. Devant l’avancée stupéfiante des insurgés depuis une semaine, des forces spéciales canadiennes se tiendraient prêtes à évacuer l’ambassade du Canada à Kaboul avant sa fermeture.

Les Forces d’opérations spéciales du Canada se déploieront en Afghanistan pour cette opération, a confié à l’Associated Press une source proche du dossier. Le responsable, qui a parlé sous le couvert de l’anonymat puisqu’il n’était pas autorisé à parler publiquement de l’affaire, n’a pas précisé combien de soldats seraient envoyés.

Dans un courriel envoyé tard jeudi soir, Ciara Trudeau, porte-parole d’Affaires mondiales Canada, a écrit que « la sécurité de l’ambassade du Canada et de notre personnel à Kaboul est notre priorité absolue ».

« Pour des raisons de sécurité, nous ne commentons pas les questions opérationnelles spécifiques de nos missions à l’étranger », a ajouté Mme Trudeau.

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Talibans dans les rues de Ghazni, jeudi

« Les gens parlent d’une chute de Kaboul d’ici quelques semaines. Ils ont donc décidé de faire ce qu’on appelle une NEO – une opération d’évacuation de non-combattants », explique Walter Dorn, professeur au Collège militaire royal du Canada.

Un peu plus tôt, le département d’État américain annonçait que 3000 soldats américains allaient être redéployés à l’aéroport de Kaboul pour appuyer l’évacuation du personnel de l’ambassade des États-Unis.

Jeudi, l’ambassade a aussi envoyé une alerte exhortant les Américains à quitter le pays le plus rapidement possible, à bord de vols commerciaux, rapportait le New York Times.

Ce redéploiement ne remet pas en question le retrait des troupes américaines, qui est achevé à 95 %, selon l’Agence France-Presse. En avril dernier, Joe Biden avait promis de mettre fin à la plus longue guerre de l’histoire américaine et affirmé que toutes les troupes auraient quitté l’Afghanistan pour la date symbolique du 11 septembre.

Le Royaume-Uni a également annoncé jeudi qu’il enverrait environ 600 soldats en Afghanistan pour aider les ressortissants britanniques à quitter le pays dans un contexte d’inquiétudes croissantes concernant la situation en matière de sécurité.

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Soldat afghan posté à Hérat, ville également tombée aux mains des talibans jeudi

Si la prise de Kandahar se confirme, il s’agirait d’une perte cruciale pour l’armée afghane, en plus d’être la troisième ville à tomber aux mains des talibans en une journée. Le gouvernement afghan a annoncé jeudi la perte de Ghazni, située à 150 kilomètres au sud-ouest de Kaboul. Ç’a ensuite été le tour d’Hérat, troisième grande ville du pays.

Les talibans se sont également emparés vendredi (heure locale) de Lashkar Gah, capitale de la province du Helmand, dans le sud du pays, après avoir laissé l’armée et les responsables politiques et administratifs évacuer la ville, selon l’Agence France-Presse. En huit jours, les talibans se sont emparés de près de la moitié des capitales provinciales afghanes. Ils contrôlent l’essentiel du nord, de l’ouest et du sud du pays.

Seul Kaboul et quelques autres provinces sont encore épargnés. Le gouvernement afghan pourrait même s’effondrer d’ici 30 à 90 jours, selon des responsables militaires américains, révélait jeudi le New York Times.

« On en vient à se demander ce qu’on a réalisé en 20 ans en Afghanistan », affirme avec regret Walter Dorn.

« Ce qui est vraiment étonnant, c’est cette avancée si impressionnante des talibans », dit Sami Aoun, professeur de l’Université de Sherbrooke et directeur du comité scientifique de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents. « Ça montre que les services de renseignement américains et l’OTAN ne s’attendaient peut-être pas à cette réalité qui s’impose maintenant sur le terrain », ajoute-t-il.

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Le drapeau taliban a été hissé au centre de Ghazni, jeudi.

Kandahar et l’armée canadienne

Il y a 15 ans, l’armée canadienne était le leader de la défense de Kandahar, selon Walter Dorn. La guerre en Afghanistan a coûté des millions au Canada et fait 158 morts parmi les soldats canadiens.

« [La prise de Kandahar​​], ça signifie aussi une défaite majeure pour le Canada », souligne le professeur Dorn. En effet, l’armée canadienne, présente en Afghanistan dès 2001, s’est retrouvée à Kandahar à partir de 2005 et a participé à la protection de la ville pendant six ans. M. Dorn rappelle que c’est dans cette cité que les talibans avaient lancé leur insurrection, en 1990.

« Pour eux, c’est un succès très symbolique, car ils ont gouverné de Kandahar pendant des années, note-t-il. C’est comme s’ils avaient capturé leur propre Kaboul. »

Ça doit être dur pour le moral des combattants et des soldats canadiens de voir leurs réalisations, qui ont coûté beaucoup de sang et d’efforts, dilapidées ainsi. On revient à la case zéro, et ça fait beaucoup se questionner.

Sami Aoun, directeur du comité scientifique de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents

Selon M. Aoun, les effets du conflit sont graves : « La retombée, c’est que l’Occident perd de la crédibilité [en ce qui concerne sa capacité] à défendre ses réalisations et à tenir ses promesses auprès de ses alliés. C’est risqué pour l’avenir », déplore le professeur de l’Université de Sherbrooke.

L’avenir s’annonce sombre en Afghanistan

Les négociations entre le gouvernement afghan et les talibans étaient toujours en cours en date du 10 août à Doha, au Qatar, selon Reuters. Jeudi, le gouvernement afghan, qui s’était toujours opposé à la mise sur pied d’un gouvernement non élu incluant les talibans, a proposé « aux talibans de partager le pouvoir en échange d’un arrêt de la violence dans le pays », a déclaré à l’Agence France-Presse un négociateur du gouvernement aux pourparlers de paix à Doha, sous le couvert de l’anonymat.

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Abdullah Abdullah, président du Haut Conseil afghan pour la réconciliation nationale (au centre, en bleu), était à Doha, au Qatar, pour des pourparlers de paix avec les talibans.

« Les talibans n’ont pas la capacité de soutenir les populations locales. Leurs gains [en territoire] sont donc temporaires, mais s’il y a un cessez-le-feu, ils pourraient consolider ces gains », croit Walter Dorn.

Selon Jean-François Caron, professeur de science politique à l’Université Nazarbayev, au Kazakhstan, la victoire des talibans ne mettra pas fin aux violences, dans le pays. Au contraire, les risques d’une guerre civile sont grands, selon lui. « Il ne faut pas s’imaginer qu’en Afghanistan, il n’y a que l’armée afghane contre les talibans. Il y a des groupes ethniques, les seigneurs de la guerre, lourdement armés et qui détestent les talibans. Ils ont été écartés du pouvoir depuis 20 ans et ils attendent que s’offre à eux une chance de commencer le combat. »

« C’est une tragédie qui se déploie devant nos yeux, résume Walter Dorn. Il y a des millions de vies en jeu. »