Les Afghans d’ici entre terreur et impuissance devant la montée des talibans

C’est avec terreur que les Afghans du Québec assistent, impuissants, au séisme politique engendré par le retrait des troupes américaines et la reprise d’une partie du territoire de leur pays d’origine par les talibans. Pour eux, le cauchemar se répète. Malgré le spectre de la guerre civile, du régime islamiste, de la pandémie, du manque de nourriture ou de médicaments, bon nombre espèrent encore réussir à aider leurs proches restés là-bas.

« Tous ceux qui vivent à Montréal [des membres de la communauté afghane], ils ont de la famille en Afghanistan. Récemment, certains ont perdu des proches à cause de la COVID ou à cause des combats. Et tout ce qu’ils ont, c’est Zoom », constate avec émotion Makai Harif, présidente et fondatrice du Centre pour femmes afghanes de Montréal.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Makai Harif est présidente et fondatrice du Centre pour femmes afghanes de Montréal. Mardi, elle préparait un atelier de cuisine à donner en ligne aux femmes de cette communauté.

Près de 11 000 personnes d’origine afghane vivaient au Québec en 2016, selon le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration. De ce nombre, 86,8 % étaient des réfugiés.

Une crise humanitaire est imminente en Afghanistan, a annoncé mardi l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Alors que le retrait des forces armées américaines est complété à 90 %, les combats se sont intensifiés depuis mai entre le gouvernement afghan, affaibli, et les talibans.

Lisez le rapport des Nations unies (en anglais)

Les morts civiles ont augmenté de 29 % par rapport à 2020 et comprennent une plus grande proportion de femmes et d’enfants, selon l’UNHCR. Depuis janvier, 270 000 personnes ont été déplacées au pays. Il y a maintenant 3,5 millions de réfugiés afghans dans le monde, dont la majorité se trouve au Pakistan et en Iran.

Vivre dans l’angoisse de perdre quelqu’un

« À chaque seconde, tu vis dans l’angoisse de perdre la vie ou de perdre les gens que tu aimes », témoigne Gulpana Dayaan. La femme de 38 ans a accepté de recevoir La Presse dans l’appartement joliment décoré qu’elle partage avec sa sœur dans Parc-Extension, à Montréal. Début juillet, elle avait prévu aller en Afghanistan visiter sa famille, qu’elle n’avait pas vue depuis son arrivée au Canada, il y a six ans. Les retrouvailles ont dû être annulées, et personne ne sait quand – ou si – elles auront lieu.

PHOTO PATRICK SANFACON, LAPRESSE

Gulpana Dayaan était adolescente lorsqu’elle a fui l’Afghanistan pour la première fois.

La vie en Afghanistan a pris une allure de cauchemar quotidien. La famille (frère, sœur, belle-famille, nièces et neveux) de Gulpana Dayaan habite toujours la ville de Mazar-i-Sharif, capitale de la province de Balkh, située dans le nord du pays. La province – sauf la capitale – est maintenant sous le contrôle des talibans.

En 1998, la prise de Mazar-i-Sharif par les talibans avait mené à l’un des pires massacres de la guerre, selon un rapport de Human Rights Watch. Gulpana Dayaan était alors âgée de 16 ans.

Selon une rumeur, rapportée par une lettre qui circule actuellement sur Facebook sans être authentifiée, les talibans marieront de force les filles de plus de 15 ans et les veuves de 45 ans ou moins, après les avoir amenées au Pakistan. Cette annonce, qu’elle soit fondée ou pas, a terrorisé Gulpana Dayaan, qui a trois nièces âgées de 14 à 16 ans vivant en Afghanistan.

Le 13 juillet, les talibans ont enjoint aux civils afghans de se rendre pour éviter des combats dans les villes, selon l’Agence France-Presse. Déjà, le 9 juillet, ils avaient affirmé être en contrôle de 85 % du pays.

Manquer de tout

Sur place, la famille de Gulpana Dayaan manque de tout. « Les prix ont augmenté. Ma sœur m’a dit qu’un 60 litres d’huile à cuisson, qui coûtait auparavant 400 afghanis (6,24 $) en coûte maintenant 1000 (15,60 $) », raconte-t-elle.

Souffrant d’un grave problème aux poumons depuis qu’il a eu la COVID-19, son frère devait se rendre au Pakistan pour une intervention chirurgicale. Même chose pour sa sœur, atteinte de l’hépatite B. Or, la frontière avec le Pakistan a été fermée pour cause d’instabilité politique.

Le gouvernement du Canada a annoncé mardi que l’aide humanitaire et les ressources de développement allaient continuer à être fournies à l’Afghanistan, et ce, même après le retrait des troupes américaines en août. La moitié de la population afghane dépend d’une telle aide.

Lisez l’article « Afghanistan : Maintien de l’aide du Canada malgré le départ des États-Unis le 31 août »

Témoigner d’une guerre complexe

Behzad Nikzad vit à Montréal depuis deux ans, après une vingtaine d’années à Toronto. Le jeune analyste de données trouve difficile, émotivement, de témoigner de ce qui se passe en Afghanistan, son pays de naissance. Il a toujours de la famille et des amis d’enfance là-bas.

PHOTO FOURNIE PAR BEHZAD NIKZAD

Behzad Nikzad, au Mexique en février 2021

« C’est terrible, ça empire chaque jour, s’inquiète-t-il. Et on ne peut rien faire. » Pour lui, le quotidien se poursuit, avec un sentiment de solitude et d’étrangeté. « Il y a une souffrance en continu, et c’est difficile à comprendre. Si on me demande “Qu’est-ce qui se passe en Afghanistan ?”, c’est dur pour moi de l’expliquer. Ça me prendrait deux jours ! », décrit-il.

La complexité de la guerre en Afghanistan, qui remonte à 1979, a complètement changé le visage d’un pays autrefois fort différent, se remémore Behzad Nikzad. À l’âge de 9 ans, il a fui au Pakistan, avec sa famille. Deux ans plus tard, il immigrait à Toronto. Le trentenaire déplore le fait de simplifier la situation politique, qui mène à des amalgames. « C’est la population afghane – et la diaspora afghane – qui est la victime ici. Elle ne devrait pas avoir à porter la honte de ce qu’elle a subi », souligne-t-il.