Au moins 400 000 morts. Plus de six millions de réfugiés. Six millions de Syriens de plus déplacés à l’intérieur de leur pays ravagé. Des dizaines de milliers de prisonniers détenus ou disparus dans les geôles du régime.

Sans oublier les 12 millions de Syriens, soit plus de la moitié de la population du pays, qui sont aujourd’hui menacés de faim parce que le prix des aliments a explosé et qu’en 10 ans de guerre, ils ont épuisé toutes leurs ressources financières, comme le constate un récent rapport du Programme alimentaire mondial de l’ONU.

Né il y a une décennie, porté par la vague des printemps arabes, le conflit civil syrien a provoqué une terrible catastrophe humanitaire. Une catastrophe dont les effets se font toujours sentir, même si la guerre, pas tout à fait terminée, a perdu en intensité.

Mais ce conflit a aussi laissé dans son sillage une grande question : comment le président Bachar al-Assad a-t-il fait pour se maintenir au pouvoir, malgré toutes ces atrocités, envers et contre tout ?

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Bachar al-Assad, président de la Syrie

Deux piliers

Pour le géographe Fabrice Balanche, grand connaisseur de la Syrie rattaché à l’Université Lyon 2, la survie politique du président syrien repose sur deux piliers. D’abord, une structure administrative héritée de son père Hafez al-Assad, et concentrant beaucoup de pouvoirs entre les mains de la minorité alaouite — ce qui lui a assuré, notamment, la loyauté de l’armée.

Sa deuxième « arme », c’est la stratégie de la « terre brûlée » qu’il a déployée pour mater les opposants, dès les premières manifestations du printemps 2011.

En quoi consistait cette stratégie ? En des bombardements massifs des villes contrôlées par les opposants, de manière à faire fuir la vaste majorité des civils et à pousser la population à se détourner des rebelles.

Au début de la guerre, Alep-Est comptait 1,5 million d’habitants ; après trois ans de siège, il n’en restait plus que 100 000, et c’est là que le régime a lancé son assaut.

Fabrice Balanche, expert de la Syrie

Le régime syrien espérait aussi qu’à force de souffrances, les civils eux-mêmes, épuisés par le conflit, chercheraient à faire partir les rebelles.

Bachar al-Assad avait aussi besoin d’une « idéologie de contre-insurrection ». C’est pourquoi, dès le début, il a présenté tous ses opposants comme des islamistes et des djihadistes. Avec le temps, les forces rebelles se sont effectivement radicalisées. Et les djihadistes de tout acabit y ont pris une place de premier plan.

Bachar al-Assad a aussi pu compter sur de puissants alliés — la Russie et l’Iran. Et il a bénéficié des incohérences de pays occidentaux qui ont, dès le départ, fait une mauvaise lecture des forces en présence en Syrie.

« On a sous-estimé la force du régime, et surestimé la force de l’opposition », résume Fabrice Balanche, qui est également affilié à l’Institut de Washington pour l’étude du Moyen-Orient.

Une à une, les villes rebelles ont été assiégées, bombardées, gazées, massacrées — puis reprises par le régime. Et leurs habitants étaient tour à tour refoulés vers d’autres villes contrôlées par l’opposition, qui allaient subir à leur tour le même traitement.

Cette stratégie a permis à Bachar al-Assad de reprendre une à une les villes les plus importantes, tout en s’assurant la loyauté d’une partie de la population : les minorités religieuses craignant les islamistes, mais aussi une partie de la bourgeoisie sunnite, la confession majoritaire en Syrie.

« Quand Bachar al-Assad a dit : ‟après moi, le chaos”, il fallait le croire », résume Fabrice Balanche.

Dix ans plus tard, Bachar al-Assad se prépare pour sa prochaine présidentielle, qui doit avoir lieu d’ici juin. Personne ne doute de sa victoire. Mais sur quel pays au juste régnera-t-il ?

« Gérant d’un magasin »

Après 10 ans de guerre, la Syrie n’a toujours pas retrouvé la paix. Le maître de Damas contrôle les deux tiers du territoire du pays. Il y a les Kurdes, dans le Nord, et quelques éclats du groupe État islamique dans l’Est.

La principale poche de résistance, la région d’Idlib, dans le nord-ouest du pays, est contrôlée par les djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham.

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Un petit réfugié dans la région d’Idlib

Plus de deux millions de civils, dont des déplacés d’autres villes syriennes, s’entassent dans cette région, en attendant l’assaut final.

« Idlib, c’est la nouvelle bande de Gaza », affirme M. Balanche, joint par téléphone lundi, faisant allusion aux Palestiniens confinés dans une mince bande de territoire entre Israël et l’Égypte.

Le régime syrien n’aura pas le choix de tenter de reprendre cette ville, qui bloque un important lien routier vers la ville de Lattaquié, sur la côte de la Méditerranée, croit le géographe. Il a besoin de cette autoroute pour reconstruire le nord du pays, notamment Alep.

Pour l’instant, la crainte d’un nouvel afflux de réfugiés tempère les ardeurs de reconquête.

Mais même s’il devait chasser jusqu’aux derniers rebelles de la Syrie, Bachar al-Assad restera un potentat aux pouvoirs tronqués.

Aujourd’hui, il ne contrôle pratiquement pas les frontières terrestres de son pays. La frontière avec le Liban est contrôlée par le Hezbollah et des milices iraniennes. Des milices irakiennes surveillent les points de passage vers l’Irak.

La frontière avec la Turquie est contrôlée par une brochette d’organisations, notamment des groupes djihadistes, des Kurdes, les Russes et les derniers postes de l’armée américaine.

La Russie contrôle l’espace maritime depuis sa base de Tartous. Et l’espace aérien à partir de sa base militaire de Hmeimim.

En réalité, Bachar al-Assad est « le gérant d’un magasin qui ne lui appartient plus, mais dont il connaît bien le personnel », résume Fabrice Balanche.

La victoire de Bachar al-Assad à la prochaine présidentielle est d’ores et déjà acquise. Mais son rôle se limitera à diriger un protectorat russo-iranien, résume M. Balanche.

On est loin, très loin de la reconstruction de ce pays morcelé où les braises de la guerre ne sont toujours pas éteintes.

Quant à sa démocratisation, l’objectif poursuivi par les premiers manifestants de mars 2011, note Fabrice Balanche, on oublie ça pour une génération. Au moins.

En chiffres

388 652

La guerre en Syrie, qui entre dans sa 11e année, a fait au moins 388 652 morts, dont près de 117 388 civils et plus de 22 000 enfants, a indiqué dimanche l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) dans un nouveau bilan.

16 000

L’OSDH a documenté au moins 16 000 morts dans les prisons gouvernementales et les centres de détention. Le bilan est toutefois sous-estimé parce qu’il n’inclut pas les quelque 88 000 personnes qui seraient mortes de torture dans les prisons du régime.

60 %

Damas contrôle actuellement plus de 60 % du territoire syrien après une série de victoires depuis 2015 des forces du régime, soutenues par la Russie, contre les djihadistes et les rebelles.

— D’après l’Agence France-Presse