La Turquie, qui avait lancé une vaste offensive dans le nord-est de la Syrie il y a deux semaines avec l’assentiment tacite des États-Unis, peut se féliciter d’avoir atteint ses objectifs grâce à la Russie.

Moscou, devenu maître du jeu après le retrait américain, a donné son aval mardi à l’aménagement d’une « zone de sécurité » frontalière en territoire syrien longue de près de 450 kilomètres et large de 30 kilomètres.

Un mémorandum d’entente entre le président russe Vladimir Poutine, protecteur du régime syrien de Bachar al-Assad, et le président turc Recep Tayyip Erdoğan prévoit que toutes les forces kurdes présentes dans la zone ciblée devront la quitter d’ici une semaine en se rabattant vers le sud.

Des troupes russes ont d’ailleurs commencé à se déployer hier le long de la frontière pour accélérer leur départ.

Vahid Yücesoy, spécialiste du Moyen-Orient rattaché au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM), voit mal comment les miliciens kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) pourraient faire autrement que de se retirer.

« Ils ne peuvent pas se permettre d’avoir un conflit avec la Russie », relève l’analyste, qui voit dans les tractations des derniers jours « un autre exemple d’abandon des Kurdes par l’Occident ».

Le régime turc considère les YPG comme des alliés du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en conflit armé avec Ankara depuis des décennies, et veut éviter que le territoire syrien puisse leur servir de base arrière pour attaquer son pays.

Des « réserves »

Hier, le chef des Forces démocratiques syriennes, Mazloum Abdi, qui chapeaute les YPG, a déclaré qu’il avait des « réserves » par rapport à l’accord survenu mardi et qu’il voulait entamer un dialogue avec Moscou à ce sujet.

David Romano, spécialiste de la question kurde rattaché à l’Université d’État du Missouri, note que les dirigeants kurdes avaient d’autres attentes lorsqu’ils se sont tournés vers le régime syrien et son allié russe il y a 10 jours pour les préserver de l’offensive turque.

Les Kurdes espéraient que le régime syrien et les Russes viendraient les appuyer dans la zone frontalière en patrouillant à leurs côtés, pas qu’ils les botteraient dehors.

David Romano, spécialiste de la question kurde rattaché à l’Université d’État du Missouri

Le mémorandum prévoit que la bande de 10 kilomètres la plus rapprochée de la frontière sera chapeautée par des patrouilles communes russo-turques d’ici une semaine, une fois les forces kurdes parties.

La bande additionnelle de 20 kilomètres sera pour sa part chapeautée par des forces russes et syriennes, qui recouvrent du même coup un contrôle direct sur un pan important du territoire longtemps géré de manière autonome par les Kurdes.

Où fuir ?

M. Romano note que le territoire dans lequel les forces turques patrouilleront risque de faire l’objet d’une forme « d’épuration ethnique », puisque nombre de ressortissants kurdes préféreront se réfugier au sud ou fuir vers le Kurdistan irakien plutôt que de composer avec la présence de troupes jugées hostiles.

Le président Erdoğan a évoqué par ailleurs la possibilité de transposer dans la zone des centaines de milliers de réfugiés syriens vivant actuellement en territoire turc, un projet qui paraît difficilement réalisable, selon l’analyste.

Le texte du mémorandum ne précise pas quelles forces continueront de chapeauter les camps de détention de la région où sont retenus des milliers d’anciens combattants du groupe armé État islamique.

Un haut responsable américain cité par l’Agence France-Presse a indiqué hier que plus d’une centaine de djihadistes s’étaient évadés en profitant de l’offensive turque.

L’opération militaire avait été interrompue la semaine dernière après la négociation d’un cessez-le-feu temporaire devant permettre aux forces kurdes de partir de leur propre chef. Il a été reconduit mardi après l’annonce de l’accord avec la Russie.

Le président américain Donald Trump, qui a mis le feu aux poudres il y a deux semaines en annonçant le retrait des troupes américaines présentes près de la frontière, s’est félicité des derniers développements en Syrie.

Un retrait satisfaisant pour Trump

« Ce résultat a été rendu possible par les États-Unis et personne d’autre. Nous sommes prêts à prendre le blâme lorsqu’il le faut, mais aussi à prendre le crédit lorsque ça nous revient », a affirmé le chef d’État.

Vahid Yücesoy note que le politicien tente de donner une tournure positive à sa politique syrienne après avoir subi de furieuses critiques aux États-Unis, incluant celles de plusieurs élus influents de son propre parti.

Il souhaite aussi courtiser son électorat en faisant valoir qu’il respecte son engagement électoral de ramener les troupes américaines « enlisées » dans des conflits étrangers.

« Nous avons fait beaucoup de choses pour tous ces gens et maintenant nous partons », a déclaré le président lors d’un point de presse à la Maison-Blanche.

M. Yücesoy pense que la Russie est le véritable bénéficiaire de ses actions. « Le retrait des soldats américains, c’était un cadeau du ciel pour Moscou », assure-t-il.