La célèbre chaîne Al-Jazira est-elle devenue un «canal de propagande» pour soutenir les Frères musulmans en Égypte et ailleurs dans le monde arabe? C'est ce que croient 22 de ses propres journalistes, qui viennent de claquer la porte pour protester contre la couverture des récents évènements en Égypte. Une vague de démissions qui reflète les jeux de pouvoir au Moyen-Orient, dans lesquels le Qatar est particulièrement actif, selon les experts.

Les 22 dissidents, tous des journalistes basés en Égypte, se sont dits incapables de continuer à couvrir le renversement du gouvernement de Mohamed Morsi de la façon dont l'exige Al-Jazira. «Nous diffusons des mensonges et trompons les auditeurs», a dit l'un d'eux au réseau Gulf News, expliquant qu'Al-Jazira affichait un parti pris pour Morsi et des Frères musulmans. D'autres ont dit avoir l'impression de «travailler contre leur propre pays».

Un «instrument politique»

Noomade Raboudi, spécialiste en études arabes à l'Université d'Ottawa, donne raison aux journalistes dissidents. Selon lui, le Qatar, où est basée Al-Jazira, utilise aujourd'hui la chaîne de télévision comme un «instrument politique» pour accroître son poids et son influence dans la région.

Julien Bauer, professeur au département de sciences politiques à l'Université du Québec à Montréal, croit aussi que la couverture d'Al-Jazira fait l'objet d'une partialité dictée par le gouvernement du Qatar. Selon lui, la chaîne a d'abord gardé le silence sur les atrocités commises par les milices opposées au gouvernement de Bachar al-Assad en Syrie, avant de prendre clairement parti pour les Frères musulmans en Égypte.

«Il est assez net que la population égyptienne est divisée, dit-il. Des millions de personnes ont manifesté contre le gouvernement Morsi. Les présenter comme étant tous des salopards et ignorer leurs revendications, c'est prendre parti pour Morsi.» Selon lui, le gouvernement du Qatar tente ainsi d'acheter la paix dans son propre émirat.

«L'entente est de dire: on donne des informations plutôt favorables aux Frères musulmans, mais en échange, les Frères musulmans ne viendront pas essayer de changer le régime au Qatar.»

Sunnites et chiites

Selon les deux experts, l'affaire se déroule aussi sur fond de division entre sunnites et chiites qui déchire la région. Le Qatar, un pays sunnite, chercherait à nuire aux chiites par tous les moyens possibles. L'Égypte, le pays arabe le plus populeux, est un enjeu majeur, et le Qatar n'hésite maintenant plus à mettre en jeu l'apparence de neutralité d'Al-Jazira pour faire progresser ses intérêts dans le dossier.

«Une télévision qui n'existe que par les bons vouloirs d'un émir qui a les pleins pouvoirs dans son pays, on peut se douter qu'elle a des comptes à rendre, résume Julien Bauer. Et c'est ce qu'elle fait.»

«Le Qatar est un petit pays, mais qui essaie de jouer un rôle géopolitique accru dans la région. Al-Jazira contribue à cet objectif», selon Noomade Raboudi.

Jusqu'à tout récemment, l'homme considérait pourtant qu'Al-Jazira faisait un travail «relativement professionnel».

«Al-Jazira a contribué à créer une conscience politique dans le monde arabe - on ne peut pas le nier, dit-il. Ils ont dévoilé beaucoup de corruption, de délits de torture... Les dictatures arabes qui s'écroulent les unes après les autres étaient extrêmement fermées. Al-Jazira a été une bouffée d'air à cette asphyxie.»

- Avec BBC, Washington Times, Financial Times