Ayatollahs enturbannés, slogans antiaméricains, femmes couvertes d'un tchador plus noir que noir: la seule évocation de l'Iran fait naître une nuée d'images dans la tête de la plupart des gens. L'Iran, c'est bien sûr un peu tout ça, mais c'est aussi un des pays les plus jeunes du monde où l'on trouve une vie nocturne surprenante, de la mode, de la culture, de la drogue et des fêtes légendaires. L'Iran, c'est à la fois le jour et la nuit. Dans ce pays de 80 millions d'âmes, aucun endroit ne permet de saisir les contrastes aussi bien que Téhéran, coeur politique et économique de la République islamique. Dans ce dossier, notre journaliste Laura-Julie Perreault, qui a récemment fait sa troisième visite en une décennie dans la métropole iranienne, vous propose une visite guidée, loin des clichés et des affrontements politiques, d'une ville et d'une population méconnues.

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La nuit, tous les avions sont gris


4h du matin - aéroport International Imam Khomeini

Parvin* triture nerveusement son passeport. Il esquisse un léger sourire qu'il veut rassurant.

«Dans une petite demi-heure, vous aurez trouvé le taxi et vous partirez vers votre hôtel», dit-il à la journaliste occidentale. Ce qu'il ignore, cependant, c'est s'il aura la même chance.

Il respire profondément en s'approchant de l'agent d'immigration. Il est 4h du matin et de longues files se sont formées devant les quatre postes frontières de l'aéroport international Imam Khomeini.

Le spectacle n'a rien d'exceptionnel en cette chaude nuit d'été. Si les choses changent vite à Téhéran - la ville a vu sa population passer de 4,5 millions à plus de 13 millions depuis la révolution de 1979 -, certaines choses sont immuables: tous les avions qui arrivent de l'étranger atterrissent en pleine nuit dans la capitale iranienne et déversent des centaines de passagers aux yeux cernés.

«Depuis que le nouvel aéroport a été construit, ce n'est plus la même chose. On a l'impression d'arriver dans une quatrième dimension», note Parvin, ingénieur du centre de Téhéran, qui rentre d'un voyage en Égypte.

L'architecture du nouvel aéroport, inauguré en 2004, n'y est pour rien. C'est plutôt les patrons de l'aérogare, les Gardiens de la révolution, qui donnent froid dans le dos aux passagers. Cette organisation paramilitaire au service de l'ayatollah Ali Khamenei a joué un rôle de premier plan dans la répression des manifestations postélectorales de l'été 2009.

Dans les mois qui ont suivi la réélection contestée du président Mahmoud Ahmadinejad, au moins 140 personnes ont été tuées et plus de 4000 personnes ont été arrêtées. Celles qui ont été libérés ont fait état des viols, de la torture et d'autres mauvais traitements qu'elles ont subis aux mains des Gardiens.

Ces derniers, aussi appelés les Pasdaran, dirigent l'aéroport international depuis 2007 et profitent de ce passage obligé pour la plupart des Iraniens qui veulent rentrer au pays ou partir pour interroger les «personnes d'intérêt». Plusieurs dissidents du régime ont été arrêtés lorsqu'ils essayaient de rentrer voir des proches ou de prendre le chemin de l'exil. Ce fut le cas notamment de cinq avocats des droits de l'homme, qui ont disparu du radar après leur retour en Iran en juin dernier.

«Rentrer en Iran est un coup de dés», dit Parvin, qui craint que les gardes ne l'interrogent sur sa collaboration avec une firme américaine.

Dans l'avion, la peur de la frontière est déjà palpable. Alors que les conversations sur la crise économique, la hausse du coût de la vie, les sanctions internationales et le dossier nucléaire ont tenu les passagers occupés pendant le voyage, dès l'annonce de l'arrivée à Téhéran, les langues se lient. Le régime autoritaire semble être monté dans l'avion.

Les femmes habillées à l'européenne tendent la main vers leur sac. Elles en sortent un foulard et une tunique plus ou moins longue appelée «manteau».

Ignorant s'ils font l'objet d'un signalement aux gardes, les Iraniens commencent à respirer une fois qu'ils ont mis la main sur leurs bagages et retrouvé les leurs, venus les attendre en pleine nuit, dans le hall des arrivées.

Parvin a finalement pu embrasser son père, tout sourire, à la sortie de l'aéroport.

Là, les deux hommes ont foncé vers la ville endormie dans une vieille Peykan, voiture emblématique de l'Iran. Pour une rare fois, ils ont fait le trajet qui sépare l'aéroport du centre-ville en moins d'une heure. Arriver la nuit comporte son lot de craintes, mais cela permet au moins de contourner la circulation démente de la métropole.



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À bas l'Amérique ! À bas les poupées américanisées !

11h - Prière du vendredi, Université de Téhéran

Le vendredi matin, le campus de l'Université de Téhéran se transforme. Son grand auditorium en plein air, surmonté d'un toit, devient pendant trois heures la plus grande mosquée du pays.

Des dizaines de milliers de personnes y convergent. Les femmes y portent toutes le tchador, le voile noir qui les couvre de la tête aux pieds. Les hommes, des chemises à manches longues, mais pas de cravate. Jamais. En prenant le pouvoir au lendemain de la révolution qui a fait tomber le régime du shah, les islamistes ont mis la cravate - symbole occidental - à l'index.

Les étudiants de l'Université, habituellement majoritaires dans l'enceinte, sont rares, ici. L'imposant dispositif de sécurité fonctionne au quart de tour. Pour s'assurer que les fidèles n'auront pas de malaise pendant la cérémonie, les organisateurs distribuent chapeaux, bouteilles d'eau et pâtisseries.

Les centaines de femmes présentes, séparées des hommes par un haut rideau, suivent le prêche grâce aux haut-parleurs. L'auteure de ces lignes a été dirigée vers leur section.

Ce rituel hebdomadaire - que beaucoup d'Iraniens qualifient de «psychodrame» - commence invariablement par des dénonciations autant des États-Unis que d'Israël. Marg Bar Amrika! («À bas les États-Unis!) Marg bar Israil! («À bas Israël!»), crient les fidèles avant d'écouter le discours de l'ayatollah Ahmad Janati, secrétaire du Conseil des gardiens, une des entités religieuses les plus puissantes d'Iran, qui a notamment la responsabilité d'approuver les candidats aux élections dans le pays.

On vient certes à la prière du vendredi pour prier, mais surtout pour prendre le pouls du régime, qui, par la bouche de l'ayatollah, fait connaître son opinion sur l'actualité.

Aujourd'hui, l'ayatollah Janati dénonce les «terroristes» qui, selon lui, s'en prennent au régime syrien de Bachar al-Assad, un des principaux alliés du régime iranien. «Serait-ce sage pour le régime de laisser faire aux terroristes tout ce qu'ils veulent?», demande l'ayatollah, dans une tentative de justification de la dure répression de l'allié syrien contre les rebelles et la population civile.

Lors du prêche, il est aussi question de la plus délicate des questions iraniennes: le dossier nucléaire. «Nous avons un conseil à donner à ceux de l'Occident qui négocient avec l'Iran: apprenez de l'histoire et ne croyez pas que les Iraniens vont oublier leurs droits. Vous nous imposez sanction après sanction, mais sachez que notre peuple a déjà sacrifié son sang pour défendre son indépendance, lance-t-il en faisant référence à la guerre contre l'Irak. Ils ne vont pas hésiter à le faire encore.» Des femmes âgées marmonnent leur accord.

Pour clore son prêche, l'ayatollah aborde un sujet bien local. Trois jours avant la visite de La Presse en Iran, un groupe de 14 femmes a été arrêté lors d'une manifestation artistique parce qu'elles ne portaient pas le voile.

En signe de rébellion contre le régime, de plus en plus de jeunes femmes défient les diktats de l'État en portant des tuniques ajustées plutôt que de grands manteaux informes ou un foulard sur un chignon haut perché. À l'occasion, la police sévit.

«Nous remercions la police. Tous les bons musulmans vont vous soutenir. Les femmes doivent respecter les lois et la morale publique. Je veux le souligner: mal porter le hidjab est un signe de corruption», affirme l'ayatollah en terminant son discours.

Plusieurs femmes en tchador scandent «Allah est grand» alors que la foule se déverse dans la rue qui borde l'université. Un petit groupe d'hommes à bord d'une camionnette lancent des slogans contre les «mauvais hidjabs».

Les milliers d'hommes et de femmes qui ont participé à la prière sont invités à se joindre à la manifestation. Mahmoud Zeizali, à peine âgé de 23 ans, se joint au cortège de quelque 300 personnes, des hommes pour la plupart. «Je suis originaire de Yazd, et les filles de Téhéran sont beaucoup plus provocantes. On ne veut pas de poupées américanisées dans nos rues», tonne l'étudiant.

Couverte d'un tchador, dans la trentaine, Tayebe Aramideh l'approuve: «C'est un pays libre et nous avons beaucoup de libertés, mais les libertés des unes ne devraient pas aller contre les valeurs du pays.»

Malgré l'appel à la dénonciation, la plupart des fidèles qui ont assisté à la prière passent leur chemin. «Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse, le genre de hidjab que les filles portent? C'est de la pure diversion... Pendant ce temps, ils essaient de nous faire oublier que notre économie s'écroule. C'est de ça qu'on a envie d'entendre parler», soupire un grand-père dans la soixantaine, qui tourne le dos à la manifestation. Il se promet néanmoins de revenir la semaine prochaine, au cas où l'ayatollah aborderait les «vrais» sujets qui le préoccupent.

Photo: Farzaneh Khademian

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La rue des écorchés

14h - Carrefour Al-Nayeb Ali, Sud de Téhéran

Babak* a les oreilles en chou-fleur. Dans les rues de ce quartier du sud de Téhéran, cette petite difformité est loin d'être une honte. Elle démontre que le quadragénaire a, à une époque, pratiqué la lutte traditionnelle iranienne. Mais c'était avant l'alcool.

Aujourd'hui, dans le quartier du carrefour Al-Nayeb Ali, un des plus chauds de la ville, tout le monde a oublié que Babak s'est un jour battu en déclamant de la poésie perse et des prières chiites selon la tradition des pahlavans, ces lutteurs qui pratiquent un art millénaire.

«Mais aujourd'hui, je suis alcoolique, dit Babak à voix basse en détournant les yeux. Je suis le seul du quartier. Les autres sont drogués», laisse-t-il tomber.

Sa gêne ressemble à celle d'un gamin qui viendrait d'admettre qu'il a volé un biscuit aux pistaches dans la jarre de sa grand-mère. Pourtant, la confession de Babak n'a rien d'anodin au pays des ayatollahs, où l'alcoolisme peut être puni de mort, rien de moins: un individu arrêté trois fois pour ce crime est passible de la peine capitale. Deux hommes ont reçu cette peine au cours de l'été, selon Human Rights Watch.

La loi islamique interdit aussi la consommation et le trafic de drogue. En mai, neuf Iraniens ont été pendus pour trafic d'amphétamines. Selon Amnistie internationale, au moins 488 personnes ont été exécutées pour des infractions liées à la drogue en 2011. Cette année, 65% des 272 personnes exécutées en Iran entre le mois de janvier et la mi-juillet l'ont été pour ces raisons.

Malgré les dures punitions, tant l'alcoolisme que la toxicomanie sont de véritables fléaux dans le pays. Un énoncé du ministère iranien de la Santé rendu public en juin estime que 200 000 personnes sont dépendantes de l'alcool dans le pays, une estimation que beaucoup croient bien en deçà de la réalité.

Pour les stupéfiants, les chiffres sont encore plus étonnants. Selon un récent rapport des Nations unies, c'est l'Iran qui compte le plus grand nombre de consommateurs d'opium et de ses dérivés au monde, soit 3% de la population ou 2,4 millions de personnes. Il faut dire que la drogue est bien peu coûteuse: un gramme d'héroïne importée d'Afghanistan ne coûte que 2$.

Dans le quartier où Babak vit (et sévit), il suffit de marcher dans une des rues de traverse, à quelques mètres de l'artère commerçante, pour tomber sur un pusher et son client. La transaction se fait au vu et au su de tous.

«C'est plus facile d'acheter de l'alcool frelaté et de l'héroïne dans le quartier que de la cannelle», ironise un vendeur de rideaux du coin, Hadi Hassan.

Il a lui-même consommé de l'alcool puis de l'héroïne pendant 18 ans. Aujourd'hui, il est fier de montrer son porte-clés de Narcotiques anonymes. «Les drogués causent pas mal de problèmes dans le coin. Ils consomment et s'effondrent en pleine rue. Ou ils se campent devant nos commerces pour regarder passer le temps. Ce n'est pas bon pour les affaires, mais autant ils nous énervent, autant ils nous font pitié», reconnaît Hadi Hassan.

Il essaie de convaincre les Babak de ce monde d'aller chercher de l'aide. «Dans les hôpitaux, ils peuvent recevoir des soins sans se mettre en danger. Même si la consommation de drogue est interdite, les autorités donnent de la méthadone, mais pas assez longtemps. La plupart des drogués retombent dans le cercle vicieux», affirme Hadi Hassan, qui croit qu'on pourrait faire bien plus pour traiter les dépendances à l'alcool et à la drogue.

Babak aimerait bien s'en sortir, mais il ne sait pas par où commencer. Sa famille lui a tourné le dos et les ombres de la rue sont devenues sa seule famille.

Si les Babak sont nombreux dans le sud de Téhéran, on voit aussi des fils de bonne famille venir s'y approvisionner avant de retourner dans les quartiers cossus du nord de la ville.

Dans les riches appartements de l'Iran doré, la consommation de drogue et d'alcool est tout aussi courante. Avant les fêtes privées qui ont lieu dans les résidences, des revendeurs d'alcool et de marijuana se rendent souvent chez les organisateurs pour leur vendre vodka, gin et rhum. Une bouteille de vin français se vend 40$ alors que l'alcool frelaté que consomme Babak coûte de 4 à 6$ le litre.

«En Iran, beaucoup de gens trompent la répression quotidienne en s'enivrant à l'occasion ou souvent, note un jeune ingénieur rencontré dans un café du nord de la ville. C'est risqué, mais vivre sans, ce serait encore pire.»

Photo: Farzaneh Khademian

Au carrefour Al-Nayeb Ali, les commerçants et les paumés - drogués, alcooliques et chômeurs - cohabitent plus ou moins bien.

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Mariage d'un jour à la maison de thé

17h - Maison de thé, près de l'Université de Téhéran

Ils sont assis côte à côte. En fait, s'ils étaient plus près, ils seraient assis l'un sur l'autre. Lui, 25 ans, les cheveux en brosse, vêtu d'un t-shirt rose qui moule son corps mince, tient sa main à elle, 23 ans, un visage de chérubin aux yeux lourdement maquillés. Ils rient depuis une bonne heure dans la pénombre du salon de thé.

Du foulard en lainage qu'elle porte sur la tête, de longues mèches blond délavé s'échappent. C'est le deuxième narguilé qu'ils commandent depuis leur arrivée au café Aria.

Avant de commencer l'entrevue - qui devait traiter de l'amour entre jeunes à Téhéran - ils prennent une longue gorgée de thé.

Depuis combien de temps sont-ils en couple? Une heure et dix minutes, répond le garçon, Roustam*, en regardant sa montre.

Ils se sont rencontrés dans le métro. Elle, Marina*, l'a entraîné au salon de thé, où, en plein jour, des tonnes de jeunes couples viennent parler et flirter paisiblement en mangeant du melon d'eau et des pistaches.

«Moi, je viens souvent. Avec des hommes différents chaque fois», dit-elle avec un regard entendu. Marina fait partie de l'armée de travailleuses du sexe qui arpentent les rues de Téhéran. Selon des statistiques difficiles à vérifier, elles seraient plus de 85 000 à pratiquer le plus vieux métier du monde en plein coeur de la République islamique. Et pas toujours dans la plus grande discrétion, comme le laisse voir cette rencontre impromptue.

Celles qui se font prendre en flagrant délit s'exposent au fouet et à la prison. Marina a-t-elle peur pour autant? «Ils m'arrêtent souvent et disent qu'ils veulent me corriger, mais ils me relâchent et je ne deviens que de pire en pire», affirme la jeune femme.

Le mois dernier, les autorités iraniennes ont brisé un tabou lorsqu'elles se sont inquiétées du nombre croissant de prostituées dans le pays. Et de leur âge. Selon le professeur Ali Tabataboi, qui dirige une unité de recherche sur les «femmes et les filles en danger» à l'Université Tarbiat Modare de Téhéran, la moyenne d'âge des prostituées est de 15 à 20 ans. Il y a plus de femmes mariées que de célibataires et, dans 11% des cas, leur mari est au courant.

Et elles ne le font pas toutes «illégalement». En Iran, il est permis à un homme de contracter avec une femme un mariage temporaire, un sigheh, devant un imam. Le mariage peut durer une heure ou une semaine et offre un vernis de légitimité religieuse à la prostitution. Le jour de sa rencontre avec Marina, Roustam plaisantait en disant qu'il l'avait épousée 15 minutes auparavant. «Tu vois comment nous rions! C'est un beau mariage», s'est esclaffé le jeune homme originaire du Kurdistan iranien.

Pourquoi autant d'Iraniennes se prostituent-elles? «Certaines le font pour leurs besoins essentiels, mais de plus en plus, c'est pour se payer du luxe», a dit le professeur Ali Tabataboi à un journal iranien.

Marina ne semble pas appartenir à la deuxième catégorie. Elle a été mariée de force à un cousin alors qu'elle n'avait que 13 ans. Un matin, elle a fait ses bagages et a pris la route de la grande ville, où elle espérait se refaire une vie. Elle regarde ses chaussures quand on lui demande si elle s'en sort bien. Elle a soudainement arrêté de rire.

Photo: Farzaneh Khademian

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Derrière la porte, la bulle

20h - Nord de Téhéran, le métro

Les tours d'habitation se suivent et se ressemblent dans le quartier huppé du nord de Téhéran. Le stationnement souterrain est plein à craquer. Il faut faire les yeux doux au gardien pour qu'il veille sur la voiture, garée en double. Mais le jeu en vaut la chandelle.

Deux designers de mode tiennent une soirée privée pour leurs clientes, version iranienne d'un défilé de mode, en quelque sorte.

Les hommes n'y sont pas admis et on comprend vite pourquoi lorsque s'ouvre la porte de l'appartement: à l'intérieur, une quinzaine de femmes, âgées de 17 à 40 ans, se sont débarrassées de leur foulard et de leur manteau et scrutent les nouvelles créations.

Certaines boivent un café, assises sur les chic divans du salon lumineux. Un plateau de biscuits au safran trône au milieu de la table.

Mina Saber et Elaheh Khakbaz s'occupent de chaque cliente comme si elles étaient toutes des amies proches. «L'industrie de la mode n'est pas la plus évidente en Iran. Ce qu'il y a dans les magasins ne convient pas à la majorité d'entre nous», dit Elaheh Khakbaz, qui est aussi artiste peintre.

Mina Saber et elle ont donc décidé de mettre au point une collection qui leur fait plaisir. Il y a des robes, des vêtements d'intérieur, de petits hauts décontractés. «Toutes les Iraniennes ont bien besoin de vêtements qu'elles peuvent porter à la maison», explique Mme Khakbaz.

Mais, dit-elle, elles ont aussi besoin de tuniques qui respectent les règles de l'État et qu'elles pourront porter dans la rue. Elaheh Khakbaz nous montre une légère tunique turquoise, ornée de motifs traditionnels, mais coupée de manière contemporaine. Le prix? Deux millions de rials (157 $ CAN), une petite fortune pour l'Iranien moyen, qui gagne 500 $ par mois, mais une bagatelle pour la classe plus aisée.

«Cet appartement devient quelques fois par année notre magasin privé et personne ne nous embête», sourit Mina Saber, passionnée de textiles.

Dans la bulle féminine

La bulle féminine dans laquelle travaillent les deux mordues de mode, nous la retrouverons souvent au cours de notre séjour en Iran. Une chanteuse donne un concert? Seules les femmes peuvent y assister. Prendre l'autobus au centre-ville? Les femmes se rendent dans la section du véhicule qui leur est réservée, à l'arrière. Idem dans le métro de Téhéran, divisé en deux sections.

Devant, les hommes et les femmes accompagnées s'entassent dans les wagons bondés. Les femmes ont l'usage exclusif des derniers wagons.

«C'est un des endroits les plus conviviaux de tout Téhéran», soutient la photographe Farzaneh Khademian, qui signe les clichés de ce reportage.

Ici, les femmes les plus conservatrices côtoient les filles les plus contestataires. À l'air conditionné, elles profitent même de leur passage dans le souterrain téhéranais pour faire des emplettes.

Des dizaines de commerçantes arpentent les wagons. Petites culottes à 2$, mascara, vernis à ongles, vêtements pour enfants, sucreries... Les passagères regardent de près la marchandise et sortent rapidement des liasses de billets de leur portefeuille.

«La section féminine du métro, c'est notre répit quotidien», dit Niloufar, jeune étudiante qui a lourdement souligné ses yeux au khôl.

Dans la rue, dit-elle, c'est un autre monde. Les garçons la dévisagent, lui font des avances. Une attention pas toujours désagréable, mais qui peut devenir lourde, reconnaît-elle.

Quand ils deviennent trop insistants, elle se réfugie sous terre. Parmi les siennes.

Photo: Farzaneh Khademian

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Quand la nuit tombe, Téhéran respire

23h - Bam-e-Tehran et la Maison des artistes

Le jour, les montagnes de Téhéran, aux pics toujours enneigés, donnent à la capitale sa toile de fond. Le soir, les mêmes montagnes se transforment en perpétuel lieu de fête pour les habitants de la ville.

En ce mercredi soir, c'est dans la côte abrupte qui mène au sommet que les célébrations commencent.

Entassés dans une vieille Peugeot, Omid* et ses amis écoutent de la musique pop iranienne à tue-tête. Déjà, le grand brun de 19 ans fait de l'oeil à une jolie adolescente dans la Peykan voisine.

Bientôt, les deux se retrouveront près d'un stand de jus de grenade dans le parc du haut de la montagne, Bam-e-Tehran. Le toit de Téhéran.

«Bam-e-Tehran, c'est notre discothèque, explique le jeune homme. On y vient pour passer du temps entre amis et pour rencontrer des filles. On échange des numéros de téléphone portable. Et on les revoit plus tard. C'est plus sûr que les fêtes privées, où la police vient trop souvent.»

Populaire auprès des adolescents qui s'y rendent pour flirter, Bam-e-Tehran l'est aussi auprès de centaines de familles qui y vont pour prendre l'air, manger des kebabs, jouer au badminton. Et pour regarder le spectacle de la ville tentaculaire qui s'étend à leurs pieds.

Nima*, sa femme et ses deux enfants admirent les plantes exotiques qui sont en vente dans une serre de Bam-e-Tehran. «La vie est difficile à Téhéran, le jour. Il y a beaucoup de circulation, beaucoup de travail. Il fait chaud et les prix sont élevés. Le soir, on essaie d'oublier tout ça», dit le jeune papa dans la trentaine, sa fillette de 4 ans dans les bras. Il est 23 h, mais la petite a les yeux grands ouverts et suit chaque mot de la conversation. En général, en Iran, on ne met pas les enfants au lit à 20 h. On attend plutôt qu'ils tombent de fatigue.

Même scénario à la Maison des artistes, un complexe de théâtres et de musées, en plein centre-ville. À 23 h, la terrasse du restaurant végétarien le plus couru de la ville est toujours bondée. Deux virtuoses de musique classique iranienne donnent un concert.

Juste à côté, dans le parc, des dizaines de familles pique-niquent jusqu'au petit matin. «On vient au moins une fois par semaine. Nous sommes dispersés aux quatre coins de la ville, et le pique-nique dans le parc, c'est notre rendez-vous familial hebdomadaire», explique Mandana, une adolescente de 17 ans qui parle anglais. Elle est accompagnée de ses parents, de deux oncles, d'une tante, de ses deux soeurs, de leur mari et de ses sept neveux et nièces.

Quelques kilomètres plus loin, au parc municipal, il y a tout autant d'activité. À minuit, les librairies et les magasins de disques sont toujours ouverts. Idem pour plusieurs restaurants. Les spectateurs d'une pièce de théâtre discutent sur le parvis du théâtre même si la représentation est terminée depuis une heure.

«Sortir le soir, c'est une partie intégrante de la culture iranienne, explique le propriétaire d'un café du nord de Téhéran, bondé tous les soirs. Depuis la révolution de 1979, nous n'avons pas de bars ou de discothèques, nos options de divertissement se limitent aux restaurants, aux parcs et aux spectacles, mais nous ne manquons pas de les utiliser au maximum.»

* Pour des raisons de sécurité, plusieurs noms ont été modifiés dans les articles.