« Nous allons continuer à vivre »
Après un été loin du tumulte des combats, la capitale ukrainienne a été rattrapée par la guerre. Désormais noyée dans l’obscurité et la neige, la ville tente coûte que coûte de continuer à vivre. Et rêve même de fêter Noël.
Ce mercredi, comme chaque jour de la semaine, Tamara, Yuliia et Anna, la trentaine, ouvrent leur stand de soupe populaire dans le quartier d’Obolon, dans le nord de Kyiv. Le froid est glacial. À peine les premiers bols de bortsch servis, un hurlement déchire le ciel. « C’est l’alerte antiaérienne, l’après-midi est fichu », rage Yuliia en refermant hâtivement le petit stand. Des bénéficiaires protestent. « Les règles de notre association sont strictes : en cas d’alerte, nous devons nous réfugier dans l’abri antiaérien le plus proche. »
Les trois jeunes femmes semblent bien seules à appliquer ces règles de prudence. Les cafés ne désemplissent pas et les trottoirs restent noirs de monde. Les habitants de Kyiv font la sourde oreille au danger. Jusqu’à ce qu’une série de sourdes explosions retentisse. La salve de missiles de croisière russes repérée par les radars vient de s’abattre sur la ville. L’ambiance vire de l’insouciance à la panique. Un flot ininterrompu de passants apeurés déferle sur les quais du métro.
« J’ai vu un missile fendre le ciel devant chez moi, c’était horrible », sanglote Darya, une septuagénaire.
Rattrapé par la guerre aux portes de l’hiver
Après un peu plus d’une heure d’attente angoissée, l’alerte se termine et laisse place à la désolation. Kyiv, dont les centrales électriques ont été ciblées par l’attaque russe, est plongé dans le noir. Ses églises ont été transformées en spectres de brouillard aux abords desquels quelques piétons tâtonnent à l’aide de lampes torches. Des phares de voiture jettent sur l’ensemble un terrifiant halo de lumière blanche. Kyiv a été rattrapé par la guerre aux portes de l’hiver.
Après avoir repoussé les Russes de ses faubourgs au début de l’invasion, la capitale ukrainienne a profité d’une longue accalmie estivale. Les combats, croyait-on, ne concerneraient plus que l’est et le sud du pays. Mais l’attaque du pont de Crimée par les forces ukrainiennes, début octobre, a changé la donne. Les foudres du Kremlin s’abattent depuis lors à intervalles réguliers sur les grandes villes du pays et leurs infrastructures énergétiques.
Crise humanitaire
Dans les quartiers endommagés par les combats, la guerre du froid se fait déjà sentir. Des milliers de logements ont été éventrés par les bombes. Ruinés, la plupart des habitants n’ont plus les moyens d’investir dans un générateur, des vêtements, des réchauds à gaz et d’autres instruments pour combattre le rigoureux hiver continental.
« Sans électricité, le chauffage et la pompe à eau ne fonctionnent pas. J’ignore si on pourra tenir ainsi tout l’hiver », s’alarme Valerii Yakovienko, 71 ans, dont la maison, soufflée par une explosion dans le voisinage, a été barricadée de planches de bois en attendant de futurs travaux.
Sa voisine, Liubov Bichik, 83 ans, brûle les restes de la maison de ses voisins dans son poêle à bois.
« Beaucoup d’entre nous n’ont pas pu reconstruire à la suite des dégâts infligés par les combats avant l’arrivée de l’hiver. Je n’ai réussi à isoler qu’une pièce de ma maison, et ne suis toujours pas raccordée au gaz et à l’eau », explique la retraitée, le visage marqué par l’épreuve.
Au bout d’un chemin recouvert de neige fraîche, Vasil et Olha Khurtak, la soixantaine, ont également décidé de continuer à vivre parmi les décombres de leur vie passée. « Nous n’avons de toute manière nulle part d’autre où aller. Notre fils unique a rejoint l’armée », explique Vasil en poussant la porte d’entrée, dégondée par la chaleur des flammes.
« Maintenir une bonne hygiène est ce qu’il y a de plus difficile », soupire Olha en montrant le recoin sombre d’une pièce, jonché de seaux trempant dans une flaque d’eau glacée.
Le maire de Kyiv, Vitali Klitschko, a donné le ton à la mi-novembre : « Ce sera l’hiver le plus difficile depuis la Seconde Guerre mondiale. »
Fêter Noël à Kyiv
Plus près du centre-ville de Kyiv, l’obscurité persiste, mais l’ambiance se réchauffe.
Équipés de générateurs, restaurants et cafés mettent un point d’honneur à rester ouverts. Emmitouflés dans leurs manteaux, les passionnés de cinéma fréquentent toujours les salles obscures.
Les employés municipaux salent les boulevards verglacés, les centres commerciaux ne désemplissent pas, les embouteillages matinaux restent la norme et les trains entrent en gare avec une ponctualité déconcertante.
Les circonstances sont difficiles, mais nous allons continuer à vivre. Fêter Noël à Kyiv en sera la meilleure des démonstrations.
Kateryna, 32 ans
Kateryna est venue fêter son anniversaire dans un bar huppé en compagnie de trois amies. Derrière le comptoir, un barman en chemise blanche confectionne des cocktails à la lueur d’un chandelier rougeâtre.
« Oui, les bombes sont terrifiantes », concède Hlib Sukahamov, 18 ans, un étudiant en théâtre répétant avec une trentaine d’autres comédiens dans un majestueux studio éclairé à la bougie. « Mais rester à Kyiv nous donne une grande force. C’est ici que se trouvent les gens que nous aimons et c’est ici que se trouve notre avenir. »
Le même esprit de résistance se retrouve de l’autre côté du fleuve Dniepr, à l’intérieur d’une tour d’habitation d’aspect soviétique. « Le courant est coupé pendant quatre heures, trois fois par jour. J’ai appris à m’en accommoder », explique Dima Zhiltsov, gardien de stationnement de 57 ans, assis dans la pénombre humide de son petit appartement.
« En comparaison de ce que subissent nos soldats, ce n’est pas grand-chose. » Vladimir Poutine les espérait apeurés et frigorifiés à l’approche des fêtes de fin d’année. Les habitants de Kyiv, au contraire, semblent galvanisés par l’adversité.
Dans l’Est, une bataille qui s’enlise
Malgré les gains réalisés par la contre-offensive ukrainienne, ces dernières semaines, la ligne de front de Bakhmout, dans la région de Donetsk, n’a quasiment pas bougé depuis juillet dernier. D’après le président Volodymyr Zelensky, c’est pourtant là que la situation est la plus difficile de tout le pays. Et ce, depuis des mois. Au détriment des citoyens.
C’est un jour comme les autres à Bakhmout. En cette matinée d’automne, le vacarme des missiles retentit de part et d’autre de la ville, les chiens errent et la plupart des habitants se terrent dans leur sous-sol. Sur la place principale, la mairie affiche porte close.
Plus loin, dans les restes d’un marché entièrement détruit par les bombardements, quelques hommes continuent de vendre des légumes sur des étals de fortune. « Tout ça, c’est à cause des Banderistes, c’est eux qui bombardent la ville », s’emporte un vieil homme qui semble penser que la ville est bombardée par l’armée ukrainienne.
Dans l’un des rares magasins toujours ouverts, il faut choisir parmi les quelques victuailles disponibles à la lumière du téléphone. « Depuis quelques jours, l’eau et l’électricité sont partiellement revenues, mais pas toute la journée », explique la gérante Oxsana, mère célibataire de 34 ans, qui doit aussi composer avec le manque de gaz, l’internet déficient et un réseau téléphonique quasi inexistant.
Sa fille, 4 ans, passe le plus clair de son temps dans le sous-sol de son immeuble. À l’extérieur, les artilleries russe et ukrainienne se répondent sans cesse à moins de 3 km du centre-ville. « On veut juste que ça cesse, rien d’autre », ajoute-t-elle, avant de servir un client.
Le 6 décembre, en déplacement près de Bakhmout, le président Volodymyr Zelensky a réitéré que ce front est « le plus difficile ».
Les affrontements dans cette ville qui comptait environ 70 000 habitants avant la guerre, 15 000 environ aujourd’hui, durent depuis le mois de juillet, ce qui en fait l’une des batailles les plus longues depuis le début de la guerre. Bakhmout, ville minière réputée pour son vin pétillant, « le champagne du Donbass », comme l’appellent certains habitants, n’est plus que l’ombre de lui-même avec ses routes obstruées par de larges cratères de missiles et ses façades défoncées.
La situation contraste avec les dernières avancées de l’armée ukrainienne dans la région. La contre-offensive ukrainienne commencée dans le secteur de Kharkiv a permis la libération de plusieurs villes occupées de la région de Donetsk, dont Lyman.
Mais ici, l’armée ukrainienne affronte à Bakhmout le groupe Wagner, des mercenaires réputés pour leur férocité aux mains de l’oligarque russe Evguéni Prigojine. L’Institut pour l’étude de la guerre, un groupe de réflexion établi à Washington, a d’ailleurs décrit l’effort du groupe Wagner à Bakhmout comme « sans intérêt opérationnel » après la perte par la Russie d’Izioum, à quelques dizaines de kilomètres au nord. L’objectif initial de Vladimir Poutine de couper les lignes de ravitaillement ukrainiennes et de s’ouvrir un passage vers les villes de Kramatorsk et de Sloviansk semble hors de portée désormais.
Sur le pont détruit qui reliait auparavant les deux parties de Bakhmout séparé par la rivière Bakhmoutovka, piétons et vélos parviennent toujours à se frayer un passage dans les décombres où des passerelles de fortune ont été installées.
Une vieille femme au bonnet rouge et aux yeux bleus perçants, chargée de lourds cabas, tente la traversée d’un pas mal assuré, aidée par d’autres habitants. Arrivée de l’autre côté du pont, elle exhibe un énorme sac de nourriture pour chien et un sourire radieux : « Je suis allée chercher de la nourriture de l’autre côté de la ville, parce qu’il n’y a plus rien ici. Qui va prendre soin d’eux si je ne le fais pas ? », s’interroge Julia, 78 ans.
Mes enfants et mes petits-enfants sont partis de Bakhmout, je n’ai plus personne ici.
Julia, 78 ans
Plus loin, de l’autre côté du pont, l’église orthodoxe Svyato Predtechensky aux couleurs bleues et or se détache. Les vitraux et portes ont été recouverts de lourdes plaques de bois, tout comme la statue qui trône à l’entrée de l’édifice, afin de les préserver. Il y a quelques semaines, l’église a été touchée par des bombardements. « On ne peut plus entrer, elle menace de s’effondrer à tout moment », prévient Nikolai, un sacristain d’une soixantaine d’années qui continue quotidiennement de se rendre à l’église malgré le danger.
Dans la petite chapelle qui jouxte l’édifice religieux, Tamara et Anna, deux femmes d’une soixantaine d’années au visage voilé, s’affairent alors qu’à l’extérieur, le fracas des bombardements semble se rapprocher dangereusement.
Anna, Tamara et Nikolai allument un cierge avant de faire une prière devant une petite icône de la Vierge Marie. « Avant la guerre, l’église était toujours pleine. Aujourd’hui, les gens ne se déplacent plus, c’est devenu trop dangereux. Ce que nous vivons actuellement est un enfer. Nous n’avons pas d’autres solutions que de nous en remettre à Dieu », explique Tamara en retenant un sanglot avant de quitter la chapelle.
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- 10 millions
- Nombre d’Ukrainiens privés d’électricité — en partie ou complètement — en date du 22 novembre
Source : OMS- 715
- Nombre d’attaques russes menées contre des centres de santé en Ukraine
Source : ONU -
- 291
- Nombre de jours depuis le début de l’invasion russe en Ukraine
- 6702
- Nombre de civils tués depuis le début de la guerre, le 24 février, auxquels s’ajoutent 10 494 blessés (au 1er décembre). Le bilan réel, toutefois, est certainement « beaucoup plus lourd », selon l’ONU.
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- 14 millions
- Nombre d’Ukrainiens déplacés, dont 7,8 millions se sont réfugiés hors de l’Ukraine, principalement en Europe