On n’a jamais autant entendu parler de turbines. Et qui aurait pu croire qu’un tel dispositif serait à l’origine d’un incident diplomatique entre le Canada et de grandes puissances mondiales ? Retour sur le dossier en sept temps.

Qu’est-ce qui s’est passé au juste ?

Craignant de se faire couper son approvisionnement en gaz, Berlin a appelé Ottawa à l’aide en juin. Moscou réclamait une turbine qui subissait des réparations à l’usine de Siemens à Montréal. Sans ce dispostif destiné au gazoduc Nord Stream 1, une canalisation qui relie la Russie à l’Allemagne, les livraisons écoperaient, menaçait le Kremlin. Le hic, c’est qu’en vertu du régime de sanctions du gouvernement canadien contre la Russie, la turbine ne pouvait être envoyée à son propriétaire, Gazprom. Le 9 juillet, la balance a penché en faveur de l’Allemagne : le gouvernement Trudeau a violé ses propres sanctions. En plus d’autoriser l’exportation de la turbine bloquée à Montréal vers l’Allemagne, il a permis la même chose pour cinq autres turbines. Si rien ne change, elles pourront faire l’aller-retour entre les deux continents à des fins d’entretien.

La turbine a été envoyée, le problème est-il réglé ?

Niet. La turbine est entreposée à l’usine de Siemens à Mülheim, en Allemagne, depuis près de trois semaines. On l’a utilisée pour une séance de photos lors de la visite du chancelier Olaf Scholz, mais pas pour faire fonctionner la canalisation de 1200 km reliant la Russie à l’Allemagne. C’est que Gazprom prétend que les sanctions européennes l’en empêchent, ce que la Commission européenne a démenti. Moscou cherche tout simplement « une excuse pour ne pas fournir de gaz à l’Union européenne », a tranché, selon l’Agence France-Presse, un porte-parole de l’exécutif européen, vendredi.

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Le chancelier d’Allemagne, Olaf Scholz, devant la turbine au cœur de la crise

Comment le Canada a-t-il justifié cette entorse à son régime de sanctions ?

La réponse a évolué au fil du temps. En juillet, Justin Trudeau plaidait que c’était pour ne pas pénaliser les alliés du Canada, ce qui n’avait jamais été le but des sanctions. Or, il y a trois jours, Mélanie Joly a plutôt dit que Berlin et Ottawa avaient échafaudé un plan pour prendre Moscou en flagrant délit de bluff. « C’est un argument assez insultant pour les alliés de l’Europe de l’Est, qui savent d’expérience depuis une couple de décennies que la Russie utilise l’énergie comme une arme », réagit Maria Popova, professeure au département de science politique de l’Université McGill. « Le Canada et l’Allemagne ont raison de dire que Poutine bluffait, mais pourquoi réinventer la roue ? Pourquoi a-t-on besoin de redécouvrir que l’eau est mouillée ? », enchaîne cette spécialiste des relations russo-ukrainiennes.

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La ministre des Affaires étrangères du Canada, Mélanie Joly

N’est-ce pas Ottawa qui est tombé dans un piège ?

L’ambassadrice d’Ukraine à Ottawa, Yuliya Kovaliv, est convaincue que le gouvernement Trudeau s’est fait rouler dans la farine, et qu’il s’est aventuré sur une « pente glissante ». Il suffisait de « faire une recherche sur Google » pour découvrir le modus operandi de l’homme fort du Kremlin, a-t-elle ironisé devant un comité de la Chambre des communes, jeudi. La professeure Maria Popova est du même avis. « La raison pour laquelle la Russie a bluffé, c’était pour évaluer la force de la détermination de l’Occident sur les sanctions. C’était un test. À ce test, l’Allemagne, en particulier, a échoué, mais avec l’aide du Canada », dit-elle. La brèche ne représente toutefois pas, selon Mme Popova, un enjeu majeur ou un tournant de la guerre que Moscou fait à Kyiv depuis le 24 février dernier.

Comment pouvait-on savoir exactement qu’il s’agissait d’un stratagème ?

En retournant quelques années en arrière, avant la révolution du Maïdan, cette révolte contre le gouvernement prorusse à Kyiv, en 2014. « Comme moyen de pression, du jour au lendemain, la Russie a dit qu’il y avait des problèmes techniques avec l’exportation de telle ou telle denrée qui soudainement ne remplissaient plus les conditions sanitaires russes », rappelle Dominique Arel, titulaire de la Chaire en études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa. « L’histoire de la turbine s’inscrit dans cette politique de longue durée. La Russie disait officiellement qu’elle ne pouvait augmenter la distribution de gaz en raison d’un problème technique dû aux sanctions, ce qui n’était pas vrai », expose-t-il.

En quoi le gazoduc Nord Stream 1 est-il stratégiquement important pour Moscou ?

Il est parfait pour faire chanter les Européens, en particulier le voisin allemand. « Depuis très longtemps, certainement dans les 20 dernières années, les Allemands ont cru que plus on développait des échanges commerciaux avec la Russie, moins les dangers d’une guerre ou d’un conflit étaient élevés », souligne M. Arel. C’est l’inverse qui s’est produit : Moscou a appris à « utiliser le levier énergétique comme une arme politique », enchaîne-t-il.

Quelle est la prochaine étape, maintenant que la turbine est immobilisée à Mülheim ?

Le permis délivré par le gouvernement Trudeau est révocable à tout moment. Dans le camp ukrainien, tout comme au Parti conservateur du Canada et au Nouveau Parti démocratique, on demande qu’il soit immédiatement déchiré. Si l’ambassadrice d’Allemagne à Ottawa, Sabine Sparwasser, n’a pas fermé la porte à une révocation, la ministre Mélanie Joly n’a pas fait part des intentions canadiennes. Mais le mal est en quelque sorte déjà fait, juge Dominique Arel, et même si la question du maintien du permis demeure « important » sur le plan symbolique, « en ce qui concerne le bras de fer central entre la Russie et l’Allemagne qui a lieu actuellement, c’est devenu complètement secondaire », exprime-t-il. Les mois à venir, eux, promettent d’être « très durs en Europe, car on se dirige vers une coupure probablement complète des livraisons de gaz à l’automne », ajoute le professeur.