Alexander Pavlenko a passé deux semaines dans le sous-sol de sa maison avec sa mère de 79 ans, sa femme, leurs deux enfants et leur labrador.

Autour de Boutcha, la guerre faisait rage. « Les tirs d’artillerie n’arrêtaient pas. La nuit, le ciel était rouge ; le jour, il était noirci par la fumée des bombardements », raconte l’entrepreneur en nouvelles technologies joint à Lviv, où il a fini par trouver refuge vers la mi-mars après 15 journées d’enfer.

Pour échapper au danger, la famille d’Alexander Pavlenko s’est terrée au sous-sol, sans électricité et sans moyens de communication. Sa génératrice s’est retrouvée rapidement à court de carburant. La nourriture pourrissait dans le réfrigérateur. Et ce n’est que sur le toit de sa maison qu’Alexander réussissait parfois à attraper des bribes de nouvelles, pour savoir ce qui se passait.

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Alexander Pavlenko et son fils, dans leur maison à Boutcha

Dès le premier jour de l’offensive lancée le 24 février par Vladimir Poutine, l’armée russe a attaqué l’aéroport de Hostomel, près de Kyiv.

L’aéroport est situé à tout juste quelques kilomètres de Boutcha, coquette ville de banlieue où Alexander Pavlenko s’était établi avec sa famille.

Réputée pour son parc, sa rivière, ses pins majestueux et ses spas, la ville de Boutcha attire les familles de classe moyenne qui veulent fuir le tumulte de la capitale. Autrefois synonyme de calme et de verdure, la ville est aujourd’hui devenue un symbole de barbarie.

Quand l’armée ukrainienne l’a libérée, après plus d’un mois d’occupation russe, elle a découvert des rues jonchées de cadavres.

Dans la seule rue Iablonskaïa, l’une des principales artères de la ville, « plus de 50 corps d’hommes, de femmes, d’enfants et de personnes âgées gisaient sur les trottoirs, en pleine rue », témoigne Taras Chapravski, porte-parole de la mairie, en entrevue avec La Presse.

Certains corps portaient des traces de sévices, dit cet homme qui a fui la ville le 12 mars, 17 jours après le début de l’invasion russe. « Des cadavres avaient les yeux arrachés, on voit bien qu’ils ont été torturés. »

L’administration municipale de Boutcha estime le nombre de victimes à au moins 340.

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La ville de Boutcha

Un rapport sur les éventuels crimes de guerre commis en Ukraine, publié dimanche par Human Rights Watch, documente un cas où des soldats russes ont encerclé cinq hommes à Boutcha, leur demandant de s’agenouiller et de relever leurs t-shirts, avant d’abattre l’un d’entre eux.

Les enquêteurs de HRW dépêchés à Boutcha depuis la libération de la ville confirment qu’il y a un « grand nombre » de corps à travers la ville, dit le porte-parole de l’organisation, Hugh Williamson.

« Mon collègue sur place m’a dit qu’à Boutcha, la mort est partout. »

Prisonniers de l’horreur

Le 23 février, un jour avant l’assaut russe contre l’Ukraine, Alexander Pavlenko avait décidé d’amener son auto au garage pour des réparations. La tension montait. Mieux valait être prêt à toute éventualité.

Il n’a jamais pu récupérer sa voiture. Le lendemain matin, sa femme, Anastasia, l’a réveillé à 5 h en annonçant : « La guerre a commencé. »

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La femme d’Alexander Pavlenko et leurs deux enfants

En quelques jours, l’armée russe a pris Hostomel et son aéroport, puis les villes voisines d’Irpin et de Vorzel.

« Toutes les sorties de Boutcha ont été fermées parce que les ponts ont été détruits », raconte Alexander Pavlenko.

L’armée russe fonçait vers Kyiv. Et Boutcha était sur son chemin.

Boutcha s’est rapidement transformé en ville fantôme. Les commerces ont fermé leurs portes, y compris l’atelier de mécanique où Alexander Pavlenko avait laissé son auto.

L’armée russe n’a pas pu conquérir la capitale aussi rapidement qu’elle l’avait imaginé. Début mars, il y a eu un changement de stratégie, relate Taras Chapravski. « L’armée a regroupé ses forces et c’est là qu’elle a pleinement occupé Boutcha. »

Semaines d’horreur

C’est à partir de là que l’horreur a commencé.

Selon Taras Chapravski, la ville était divisée en cinq secteurs, chacun soumis à une division de l’armée. « Les pires, c’étaient les Tchétchènes. » Ceux qu’on appelle les « kadyrovtsy », du nom de Ramzan Kadyrov, chef de la République tchétchène.

« Quand on croisait de soldats russes dans la rue, ils nous disaient qu’ils étaient venus nous sauver des nazis et des Américains », dit Taras Chapravski.

Et ils n’hésitaient pas à tirer sur des civils, sans avertissement, dit le porte-parole de Boutcha.

Une de ses amies, Margarita Tchikmariova, a voulu fuir Boutcha dès les premiers jours de l’occupation, avec son mari et leurs deux filles.

« Des soldats russes leur ont tiré dessus, l’auto a flambé, ils sont tous morts. »

Alexander Pavlenko raconte l’histoire d’un voisin parti à vélo chercher de la nourriture avec son fils. « Ils se sont fait tirer dessus, mon voisin a été tué sur le coup, son fils a été blessé, il a fait semblant d’être mort, il a survécu. »

Un voisin un peu plus lointain, Vasil Kladko, physicien réputé, a été froidement abattu par des soldats qui se sont présentés chez lui. « On aurait dit qu’ils avaient des listes de gens à abattre. »

Taras Chapravski confirme que les soldats russes « allaient de maison en maison, arrachaient les portes, confisquaient les cartes SIM des téléphones pour empêcher les habitants de la ville de révéler leur position à l’armée ukrainienne ».

L’occupant russe a installé ses pénates dans des édifices publics, des écoles. Des blindés ont pris place sur des terrains privés et tiraient au milieu des zones civiles. « La maison d’un de mes voisins a été détruite, l’appartement de ma sœur a été frappé par un tir d’artillerie », dit Alexander Pavlenko.

Selon Taras Chapravski, ces semaines d’occupation ont été particulièrement sanglantes dans les tout premiers jours, puis vers la fin. « Les soldats devaient sentir qu’ils allaient devoir se retirer. »

Le plus difficile pendant ces deux longues semaines durant lesquelles Alexander Pavlenko a dû apprendre à « optimiser » ses réserves de nourriture et à cuisiner sur son foyer au bois ?

« Calmer mes enfants », répond sans hésiter le père de deux garçons âgés de 4 et 7 ans.

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Les enfants d’Alexander Pavlenko

Deux semaines après le début de la guerre, Alexander Pavlenko est sorti dans la rue et a vu des colonnes de gens se diriger vers le centre de Boutcha. Ils avaient entendu parler d’une évacuation imminente.

« J’ai couru chez moi, j’ai pris un sac à dos, ma femme, mes enfants, ma mère, mon chien et on a marché avec les autres. »

En chemin, il a croisé un voisin, en fuite lui aussi. « Nous sommes tous montés à bord de son auto. »

Boutcha est à 10 minutes de route de Kyiv. Mais il leur aura fallu neuf heures pour arriver au centre de la capitale. Il y avait des barrages routiers. Par moments, toute la colonne était arrêtée sans raison apparente.

En chemin, il a vu des autos écrasées, certaines portaient l’inscription « enfants » sur la carrosserie.

Il a aussi vu des cadavres jonchant les rues à la sortie de Boutcha.

Le cas de Boutcha n’est pas unique. D’autres villes libérées de l’occupation russe, comme Soumy ou Tchernihiv, ont connu leur lot d’exactions.

Comme d’autres Ukrainiens, dans les semaines précédant le déclenchement de la guerre, Alexander Pavlenko et sa femme pressentaient que la Russie s’apprêtait à attaquer leur pays. Que la menace de la guerre était réelle.

« Mais personne, ici, n’avait imaginé ce qui est arrivé. »

L’armée russe tire sur un cycliste à Boutcha

Le voisin d’Alexander Pavlenko n’est pas le seul cycliste à avoir été tué par l’armée russe à Boutcha. Le New York Times a diffusé mardi une vidéo montrant un civil marchant à côté de son vélo à l’intersection d’une rue occupée par des soldats russes. Dès que le cycliste tourne le coin de la rue, un véhicule blindé russe tire plusieurs balles en direction du cycliste. Un second véhicule blindé tire également des coups de feu. Un panache de fumée s’élève de la scène. La vidéo a été filmée par l’armée ukrainienne au début du mois de mars, alors que les forces russes tenaient la ville. Une deuxième vidéo, prise quelques semaines plus tard, soit après le retrait de la Russie de la ville, confirme la mort du cycliste.

— Alice Girard-Bossé, La Presse