Ilya Yablokov, spécialiste des médias russes et professeur à l’Université de Sheffield, au Royaume-Uni, croit que la propagande de Moscou sur l’invasion ukrainienne est vouée à l’échec. La Presse lui a parlé.

Quelle est l’atmosphère actuellement chez les journalistes russes ?

Des douzaines de journalistes et de cadres ont quitté leur poste en Russie depuis un mois. Certains commencent même à divulguer les lignes de conduite qui leur ont été communiquées par leurs patrons depuis le début de la guerre.

Cela dit, la majorité des employées des médias russes restent en poste. Les gens doivent payer leur hypothèque, ils doivent rembourser des prêts… Avec la crise économique à l’horizon, trouver un autre emploi deviendra impossible. Je crois que les gens ont des questionnements moraux qui ne sont pas agréables à avoir, mais en fin de compte, la majorité va choisir de garder le cap et de ne rien changer à son lien d’emploi.

PHOTO FOURNIE PAR ILYA YABLOKOV

Le spécialiste des médias russesIlya Yablokov, professeur à l’Université de Sheffield

Le quotidien russe indépendant Novaïa Gazeta a récemment publié des pages vides pour montrer l’impact de la censure sur la dissémination de l’information sur l’invasion de l’Ukraine. Que pensez-vous de cette démarche ?

C’est très soviétique comme geste. C’est une tactique qui remonte au début des années 1990, lorsque les médias voulaient faire comprendre au public russe ce que les autorités conservatrices permettaient et ne permettaient pas d’écrire. Aujourd’hui, la différence, c’est que grâce à l’internet, aux réseaux sociaux, les lecteurs de Novaïa Gazeta savent très bien ce qui se passe en Ukraine. Publier des pages vides, c’est un peu comme enfoncer une porte déjà ouverte.

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Le quotidien russe Novaïa Gazeta a récemment publié des pages vides pour montrer l’impact de la censure.

Ce qui est triste, c’est que le message n’arrive pas encore jusqu’aux oreilles des Russes qui soutiennent Poutine. Pour le moment, le message du Kremlin est beaucoup plus fort et beaucoup plus unifié.

Croyez-vous que cela va changer ?

Oui, à cause des sanctions. N’oublions pas que le public qui soutient Poutine ne ressent pas encore l’effet des sanctions économiques qui viennent d’être adoptées par les pays occidentaux. Pour eux, rien n’a changé encore, mais ce n’est qu’une question de temps. Je pense que l’érosion du consensus russe sur l’Ukraine s’en vient. Dans quelques mois, quand plus de soldats conscrits seront envoyés en Ukraine, quand plus de dommages économiques seront ressentis en Russie, quand plus de gens auront perdu leur travail, ce sera le début d’un questionnement de la politique du Kremlin.

Ne craignez-vous pas que le Kremlin n’utilise le prétexte des sanctions occidentales pour unir les Russes et fouetter leur fibre patriotique ?

C’est probablement ce que le régime va vouloir faire, et ça va fonctionner pour une partie de l’électorat, mais n’allez pas croire que ça va rallier la majorité. Le bloc d’appui pour Poutine va s’effriter. Les gens vont cesser de croire aux capacités de Poutine de diriger le pays. Ils ne vont pas le dire ouvertement, ils seront obligés d’être silencieux. Les gens craindront de faire quelque chose, à moins qu’il y ait un évènement déclencheur, une étincelle si vous voulez.

Poutine ne pourra pas faire disparaître les soldats russes morts et blessés qui seront rapatriés. Certaines estimations parlent déjà de 10 000 militaires russes morts. La capacité de l’État de cacher ce qui se passe vraiment en Ukraine est élevée, mais quand vous aurez des centaines de mères dans tout le pays qui se lèveront et feront part de leur chagrin et de leur colère… C’est un des évènements qui pourraient lancer des manifestations généralisées.

En Syrie, rappelons-nous que la guerre civile a commencé quand une poignée d’adolescents ont été enlevés et torturés par la police pour avoir fait des graffitis. Personne ne savait à cette époque que cela mènerait à un aussi grand conflit. Je pense que ce genre d’étincelle est possible en Russie.

Une vidéo virale montre un homme lançant un cocktail Molotov sur le Kremlin

Une vidéo devenue virale diffusée mercredi sur un compte TikTok russe montre un homme en train de lancer un cocktail Molotov sur un des murs extérieurs du Kremlin, à Moscou. La vidéo, qui semble avoir été prise à la volée par un automobiliste, n’a pu être authentifiée. Plus de 15 000 personnes ont été détenues en Russie jusqu’ici pour avoir manifesté contre l’invasion de l’Ukraine.