Le président de la Russie, Vladimir Poutine, espérait faire tomber le gouvernement ukrainien avec une offensive éclair et mettre rapidement le pays à sa botte. Cette illusion passée, la guerre a pris une tournure sanglante avec le siège et le bombardement sans répit de grandes villes, poussant des millions de personnes apeurées à l’exode. Alors que la capitale, Kyiv, est menacée à son tour, les hypothèses sur la tournure que risquent de prendre les évènements demeurent nombreuses. La Presse a fait le point avec plusieurs analystes pour tenter de dégager les scénarios les plus probables.

Poutine maintient le cap

PHOTO MIKHAIL KLIMENTYEV, FOURNIE PAR L’AGENCE SPUTNIK, ASSOCIATED PRESS

Vladimir Poutine, président de la Russie

Le chef d’État russe, qui a justifié initialement l’invasion par sa volonté de « démilitariser » et de « dénazifier » l’Ukraine, n’a manifesté jusqu’à maintenant aucune volonté d’en arriver à un compromis malgré les difficultés rencontrées sur le terrain, constate Liam Collins, militaire d’expérience ayant longtemps travaillé au sein de l’académie de West Point, dans l’État de New York. Plutôt que de reculer, le dirigeant russe a décidé, dit-il, d’intensifier l’offensive en usant de techniques lourdes de conséquences pour les populations. « Ce qu’il veut, c’est bombarder les Ukrainiens jusqu’à ce qu’ils se soumettent et acceptent, pour faire cesser la douleur, que leur pays redevienne un satellite de la Russie », croit M. Collins.

Brian Taylor, spécialiste de la Russie rattaché à l’Université de Syracuse, est aussi d’avis que Vladimir Poutine est toujours résolu à faire tomber le régime du président ukrainien et continuera de pousser en ce sens en usant de méthodes de « plus en plus brutales » au besoin.

André Simonyi, professeur de relations internationales au Collège militaire royal de Saint-Jean, ne croit pas que les sanctions économiques imposées par les pays occidentaux à la Russie sont de nature à faire plier Moscou. Le régime russe ne reculera pas tant que l’OTAN « ne bougera pas » et que la Chine, alliée de la Russie, ne « s’opposera pas ouvertement » à l’invasion, dit-il. L’idée que le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, qui multiplie les appels à la résistance, accepte de partir sans y être contraint par les armes apparaît peu réaliste et signifie, selon M. Collins, que les forces russes devront engager le combat en milieu urbain pour parvenir à leurs fins, un processus long et coûteux pour lequel ils n’ont affiché aucun appétit jusqu’à maintenant.

Dominique Arel, spécialiste de l’Ukraine rattaché à l’Université d’Ottawa, note que Moscou aurait fort à faire pour mettre en place un nouveau gouvernement favorable à ses intérêts et le maintenir au pouvoir, puisque la « sauvagerie » de l’offensive en cours a décuplé la colère des Ukrainiens envers Moscou et assure qu’une longue phase de guérilla suivrait un tel changement à la tête de l’État.

Un scénario de partition

PHOTO ALEXANDER ERMOCHENKO, REUTERS

Véhicules prorusses circulant à Volnovakha, dans l’est de l’Ukraine

Une occupation prolongée de l’ensemble du pays paraît tout aussi improbable qu’une prise rapide de Kyiv par Moscou pour plusieurs des analystes interrogés, qui évoquent un scénario de partition comme solution de rechange à l’approche maximaliste pratiquée jusqu’à maintenant par Vladimir Poutine. Le dirigeant russe, disent-ils, se contenterait à contrecœur dans cette optique de réclamer le terrain conquis dans le cadre de l’invasion après avoir accepté un cessez-le-feu. Les forces russes, tout en peinant dans le nord, ont pris le contrôle depuis deux semaines d’une large bande de territoire dans le sud du pays permettant notamment de relier la Russie à la Crimée et ont fait des gains dans l’est. Selon les progrès enregistrés à Kyiv, Moscou pourrait se déclarer maître de l’est et laisser l’ouest au gouvernement ukrainien tout en tentant de présenter la partition comme une victoire répondant à ses objectifs.

Un tel scénario serait loin de marquer la fin des affrontements puisqu’il est certain que les forces ukrainiennes chercheraient à reconquérir le territoire perdu, relève Dominique Arel. Le gouvernement ukrainien avait écarté toute offensive de ce type en 2014 lorsque des rebelles prorusses s’étaient emparés avec l’aide de Moscou de pans importants de la région du Donbass, dans l’est du pays. Les autorités ukrainiennes, dit-il, étaient à genoux et avaient dû accepter de signer des accords de paix qui faisaient écho à la volonté de la Russie de freiner tout rapprochement avec l’Union européenne et l’OTAN. La situation cette fois serait sensiblement différente, en particulier si les pays occidentaux continuaient d’alimenter en armes un gouvernement ukrainien établi dans l’ouest de l’Ukraine ou en exil.

L’embrasement

PHOTO WOJTEK RADWANSKI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Soldats américains déployés dans le sud de la Pologne, au début du mois

L’OTAN et les dirigeants occidentaux soutenant l’Ukraine répètent qu’ils souhaitent éviter à tout prix une confrontation militaire directe avec la Russie, qui brandit son arsenal nucléaire comme mise en garde. Les risques d’élargissement de la guerre hors des frontières de l’Ukraine ne peuvent être écartés pour autant. Dans une analyse parue la semaine dernière, le Council on Foreign Relations, groupe de réflexion américain, relevait que le régime de Vladimir Poutine pourrait être ultimement tenté, s’il s’impose à Kyiv, de mener des cyberattaques ou des opérations de sabotage, voire des frappes militaires, visant des pays abritant des insurgés ukrainiens ou un gouvernement en exil. L’organisation avance que Moscou pourrait ainsi entraîner des pays membres de l’OTAN dans le conflit, ce qui forcerait les États-Unis à intervenir.

André Simonyi note qu’on ne peut exclure non plus que le conflit s’embrase à plus brève échéance, par exemple si la Russie décidait de recourir à des armes chimiques qui alimenteraient l’indignation à l’échelle internationale en faisant monter la pression sur les dirigeants occidentaux pour en faire davantage. « La question est de savoir à quel moment on va réagir, à quel moment on va dire que c’est assez. Ça se pose au niveau de l’OTAN », dit-il.

Un coup d’État

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La tour Spasskaïa du Kremlin, à Moscou

L’idée que la guerre puisse se régler grâce à un coup d’État en Russie qui permettrait l’arrivée en poste d’un dirigeant moins hostile au régime ukrainien a été évoquée à plusieurs reprises au cours des dernières semaines, notamment aux États-Unis, mais paraît peu crédible aux yeux des analystes contactés par La Presse. L’incidence des sanctions économiques imposées en réaction à l’invasion de l’Ukraine est certes de nature à alimenter la grogne populaire, mais le dirigeant russe conserve la main haute sur l’appareil sécuritaire de son pays et verrouille les médias pour contrôler ce que voient et entendent les Russes, note Brian Taylor.

Les élites politiques et économiques ont aussi des raisons d’être frustrées, mais semblent, là encore, peu susceptibles d’envisager un tel coup de force en raison de leur proximité et de leur dépendance envers le président, dit-il. « Il y a un mois, la menace pour Poutine venant de la population et des oligarques était nulle. Elle a monté un peu depuis, mais il est difficile à ce stade de voir par quel mécanisme un scénario de coup d’État pourrait se matérialiser », estime M. Taylor. Liam Collins pense que c’est envisageable si l’armée russe s’enlise en Ukraine et que les sanctions économiques continuent de s’accumuler. « Ce n’est pas une possibilité à court terme », relève-t-il.