(Marioupol) Au cinquième jour de son offensive contre l’Ukraine, la Russie contrôle désormais toutes les rives de la mer d’Azov. Seuls le port industriel de Marioupol et ses 400 000 habitants résistent, désormais complètement encerclés.

Lundi matin, les colonnes blindées ont percé les lignes de défense ukrainiennes, après des jours de bombardements massifs et incessants qui ont fait des dizaines de victimes civiles dans les villages à proximité. Forcée à opérer une retraite, l’armée ukrainienne a fait sauter le pont sur la rivière Kalmius entre les communes de Talakivka et de Sartana, dans l’espoir de ralentir la progression russe.

« Nos soldats se sont battus comme de beaux diables, mais ils subissaient un déluge de feu continu nuit et jour depuis trop longtemps. L’ennemi pilonne sans relâche comme s’il avait des munitions en quantité illimitée », se désole Viatcheslav, 48 ans, un militaire réserviste convoqué par l’armée. Joint par téléphone, il ne veut pas dire un mot sur des pertes ukrainiennes, préférant mettre l’accent sur les pertes « monstrueuses » du côté russe. « Poutine envoie des jeunes à la boucherie comme si la fertilité des mères russes était infinie. Leurs pertes sont très supérieures aux nôtres », affirme-t-il. Informations invérifiables des deux côtés pour l’instant.

Sur le flanc ouest, une offensive partie de la Crimée, annexée en 2014, a parcouru 320 km, capturant sur son passage deux villes, Melitopol et Berdiansk, pour arriver aux portes de Marioupol.

Peur et pénuries

Avant même d’être encerclée par les forces russes, Marioupol se sentait en état de siège. La peur des infiltrations ennemies et les pénuries ont durement touché les habitants n’ayant pas pu fuir à temps la capitale sidérurgique.

PHOTO CARLOS BARRIA, REUTERS

Résidants de Marioupol à une station-service, jeudi dernier

La pénurie d’essence est désormais totale depuis trois jours. Seuls les véhicules militaires, les ambulances et la police disposent de ravitaillement. Toutes les stations d’essence sont fermées, et il faut parcourir plus de 100 km pour trouver une station ouverte. En théorie, car en pratique, les points de contrôle installés autour de la ville sont devenus depuis samedi midi presque infranchissables.

« Lorsque j’ai voulu rentrer de Zaporijjia [80 km au nord-ouest, dernière route de ravitaillement ouverte] à Marioupol, j’ai d’abord été interrogé trois heures par le SBU [services de sécurité ukrainiens] à la sortie de Zaporijjia, puis rebelote à l’entrée de Marioupol », confie à La Presse Igor, un ingénieur nucléaire à la retraite.

Les forces de sécurité sont sur le qui-vive et ne laissent plus rentrer personne qui ne soit officiellement enregistré comme habitant de Marioupol. Tout le monde a peur des DRG [sigle russe pour groupe de reconnaissance et de sabotage].

Igor, ingénieur nucléaire à la retraite

Les informations officielles locales sont dominées par l’annonce quotidienne d’arrestations et de neutralisations de DRG. En conséquence, pour limiter encore la circulation de civils dans les rues, la municipalité a instauré un couvre-feu très strict entre 17 h et 8 h, assorti d’une suppression de l’éclairage public. Les transports publics ont cessé de fonctionner, sauf aux heures de pointe. Car les deux usines métallurgiques géantes de Marioupol ne doivent jamais s’arrêter. Tous les commerces sont fermés, sauf les pharmacies et les magasins d’alimentation. Les habitants, qui continuent à circuler à pied même dans les quartiers les plus exposés de la rive gauche, sont habitués à vivre avec les déflagrations.

« La peur s’est résorbée, et les sons de la guerre sont devenus familiers », explique Dmitro Tchitchera, directeur du centre de coordination des volontaires de Marioupol. « Les enfants reconnaissent les grads [roquettes multiples]. On ne dresse même plus l’oreille. Les gens distinguent automatiquement un tir d’un impact et évaluent comme des militaires si la situation est sans danger ou s’il faut aller chercher les enfants à l’école. »

Dégradation de la vie quotidienne

Depuis le 24 février, la vie quotidienne des Marioupolitains se dégrade rapidement, à mesure que l’étau se referme sur la ville. Lundi, des tirs de roquettes menés par un ou deux avions russes d’attaque au sol Su-25 sur une ligne de haute tension ont privé d’électricité une large partie de la ville. De nombreux hôpitaux surchargés de blessés graves ont dû être branchés en urgence sur des générateurs de secours.

PHOTO EVGENIY MALOLETKA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Infirmière d’un hôpital de la ville de Marioupol, en Ukraine

Les incessantes salves de roquettes et la pluie d’obus aux abords de Marioupol commencent à mordre sur les zones résidentielles et à tuer des civils. Samedi, dix habitants des villages limitrophes de Spartana et de Bouhas ont été tués par des tirs de l’armée russe. Et quatre autres ont été tués dimanche dans la même zone.

« Poutine prétend nous sauver des nazis, mais il se comporte comme eux », vitupère Vyatcheslav, un quadragénaire venu accompagner sa femme et ses deux enfants à la gare ferroviaire, pour qu’ils soient évacués.

Vladimir Poutine a commis une erreur fatale en nous attaquant. Il nous a conduits à nous unir tous dans une lutte à mort pour conserver notre patrie. Nous, Ukrainiens, qui sommes toujours divisés entre oligarques et masse, riches et pauvres, est et ouest. Et cette unité, les Russes ne pourront pas la briser. Nous lutterons jusqu’au bout.

Vyatcheslav, résidant de Marioupol

Mais le flegme et l’assurance montrés par les Marioupolitains durant ces dernières semaines, face à la menace d’invasion russe, commencent à s’effriter rapidement face à une dure réalité. La mairie peine à faciliter l’évacuation des Marioupolitains les moins résistants au stress. Des wagons de trains gratuits ont quitté la ville à partir de jeudi à destination de Zaporijjia. Toutes les places sont occupées, et les évacuations se déroulent sans scènes de panique. Mais pas sans larmes. Irina, une étudiante de 17 ans, sanglote et étreint son père qui reste sur place. « Je ne sais pas quand je reverrai ma famille et je ne sais pas non plus où je vais, explique-t-elle à La Presse. Je n’ai que 1500 hryvnias [environ 63 $ CAN] en poche pour aller jusque chez ma tante à Lviv [dans l’ouest du pays], mais je ne pourrai pas rester chez elle, il n’y a pas de place. Je veux partir en Europe et ne plus vivre ce cauchemar. »