De nombreux rapatriés s’adaptent – non sans heurts – à la vie dans la « mère-patrie »

(Erevan) Pendant cinq ans, Gohar a vécu sous la menace des obus et des tirs en Syrie. En 2016, elle a fui sa terre natale, la peur au ventre. Comme sa grand-mère, exilée quelque 100 ans auparavant.

Son aïeule avait réussi à échapper au génocide arménien en Turquie en prenant la direction d’Alep. Gohar, son mari et leurs trois grands enfants se sont soustraits au groupe armé État islamique en gagnant l’Arménie.

« Tout ce dont je me souviens, c’est qu’on pleurait beaucoup, c’était très traumatisant », raconte la femme de 57 ans, qui préfère taire son nom de famille, nerveuse à l’idée de possibles conséquences. « On a quitté le pays quand on n’avait plus le choix. »

  • La langue parlée dans l’ex-république soviétique est l’arménien oriental. Pour bien des Arméniens de la diaspora, ayant appris la version occidentale, vivre dans cette nouvelle langue est tout un défi.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    La langue parlée dans l’ex-république soviétique est l’arménien oriental. Pour bien des Arméniens de la diaspora, ayant appris la version occidentale, vivre dans cette nouvelle langue est tout un défi.

  • De nombreux réfugiés doivent composer avec des problèmes financiers depuis leur arrivée en Arménie, comme Gohar (chandail rouge), travaillant depuis peu dans un atelier de couture.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    De nombreux réfugiés doivent composer avec des problèmes financiers depuis leur arrivée en Arménie, comme Gohar (chandail rouge), travaillant depuis peu dans un atelier de couture.

  • Vie nocturne dans la capitale arménienne, Erevan

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Vie nocturne dans la capitale arménienne, Erevan

  •  Le centre Cafesjian pour les arts d’Erevan, populaire musée arménien

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Le centre Cafesjian pour les arts d’Erevan, populaire musée arménien

  • Des policiers arméniens font la file pour un café.

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    Des policiers arméniens font la file pour un café.

  • La statue de mère Arménie faisant face au mont Ararat, en Turquie

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    La statue de mère Arménie faisant face au mont Ararat, en Turquie

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En prouvant son appartenance ethnique à l’Arménie, la famille a pu obtenir sa citoyenneté sur-le-champ au consulat, avant même de quitter Alep.

Difficile établissement

Depuis le début de la guerre en Syrie en 2011, on estime entre 25 000 et 30 000 le nombre de Syriens-Arméniens ayant gagné l’Arménie, une partie du territoire ancestral.

Mais leur établissement dans ce qu’ils appellent la « mère-patrie » ne s’est pas fait sans heurts. Environ les deux tiers d’entre eux auraient déjà quitté l’Arménie.

« C’était une expérience de rapatriement infructueuse », admet d’emblée le haut-commissaire pour les affaires de la Diaspora, Zareh Sinanyan, rencontré dans ses bureaux d’Erevan.

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Zareh Sinanyan, haut-commissaire pour les affaires de la Diaspora

L’ancien maire de Glendale, en Californie, occupe son poste depuis deux ans, après la « révolution de velours » qui a secoué les institutions aux printemps 2018. Le soulèvement populaire contre un régime corrompu a marqué une nouvelle ère politique.

M. Sinanyan ne se gêne pas pour montrer du doigt les erreurs passées, insistant sur les réformes à venir.

Les infrastructures n’y étaient pas. Pour absorber un nombre élevé de rapatriés, il doit y avoir des mécanismes en place. Ça prend des emplois, c’est important, mais ça prend aussi beaucoup plus. De l’éducation, l’accès aux soins de santé, la communauté, un processus d’intégration.

Zareh Sinanyan, haut-commissaire pour les affaires de la Diaspora

L’obtention facilitée de la citoyenneté prive aussi, paradoxalement, ces personnes vulnérables de l’accès à différents programmes internationaux destinés spécifiquement aux réfugiés et aux demandeurs d’asile. Des Syriens-Arméniens se sont aussi dits victimes de discrimination et ont eu du mal à composer avec le dialecte parlé sur place, différent de la langue arménienne apprise dans leur communauté.

Crise au Liban

Le pays d’un peu moins de 3 millions d’habitants pourrait une fois de plus faire face à un afflux de nouveaux arrivants, cette fois en provenance du Liban, pays voisin de la Syrie, où de 80 000 à 120 000 personnes – au minimum – s’identifieraient comme Arméniens. On compte plus de 7 millions d’Arméniens dans la diaspora.

Une importante crise économique, doublée d’une instabilité politique, secoue le pays du cèdre. L’inflation importante et les retraits bancaires limités rendent le départ difficile pour les Libanais-Arméniens.

Hagop Poshoghlian et sa femme, Meghri Porposian, ont quitté le Liban l’an dernier avec leur fille Lory, 5 ans. « On est venus avec 600 $, et c’est tout », dit l’homme de 29 ans.

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Hagop Poshoghlian, sa femme, Meghri Porposian, et leur fille, Lory

L’explosion dans le port de Beyrouth en août 2020, causée par le mauvais entreposage de nitrate d’ammonium, a fortement endommagé le quartier arménien de la capitale libanaise, où la famille se trouvait.

Le « coup de grâce », dit en soupirant M. Poshoghlian.

Rester

Un an plus tard, ils s’adaptent peu à peu à leur nouvelle vie, et M. Poshoghlian occupe deux emplois pour faire vivre sa famille. Malgré les difficultés et la pression de proches, émigrés notamment en Europe, ils ont bien l’intention de demeurer en Arménie, à laquelle ils rêvaient depuis un moment.

Si on part, ma fille va perdre son identité [arménienne].

Meghri Porposian, réfugiée du Liban

M. Sinanyan assure qu’un projet a été soumis au bureau du premier ministre arménien pour offrir une aide financière « spécifiquement pour les potentiels rapatriés libanais », mais que le Haut-Commissariat attendait toujours la prochaine étape.

Les difficultés vécues par les nouveaux arrivants sont aussi un reflet des défis pour les autres habitants de l’ex-république soviétique, indépendante depuis 30 ans. La situation économique reste difficile en Arménie, où quelque 42 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté en 2018, selon la Banque mondiale.

Gohar ne regrette pas de s’être installée en Arménie, même si la guerre au Haut-Karabakh l’an dernier l’a replongée dans ses cauchemars. « J’ai commencé à penser : maintenant, où va-t-on aller, qu’est-ce qu’on va faire ? », confie la femme.

La situation s’est calmée. Lors de sa rencontre avec La Presse, elle travaillait depuis quelques jours dans un atelier de couture pour subvenir aux besoins de son ménage, son mari ayant une maladie chronique.

« Pour moi, l’important, c’est d’avoir une vie calme », note-t-elle.

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.