(Tunnel sous la Manche) Englués dans le Brexit depuis plus de trois ans, les Britanniques ne voient pas encore la lumière au bout du tunnel.

Ceux qui prennent l’Eurostar Londres-Bruxelles, eux, peuvent au moins se vanter de l’apercevoir quelques secondes, une fois la Manche traversée à 160 km/h.

Le train à grande vitesse établit depuis 1997 un pont qui lie les deux capitales, les deux pôles de l’interminable débat. D’un côté, l’Union européenne et ses institutions. De l’autre, Boris Johnson et un pays déchiré.

Entre les deux : moins de deux heures de parcours et un simple contrôle automatisé des passeports.

Un Brexit brutal – sans entente – le 31 octobre prochain pourrait transformer cette réalité en lointain souvenir : l’opérateur de l’Eurostar a déjà averti qu’il pourrait être obligé de suspendre purement et simplement son service. Et personne ne sait exactement à quoi ressembleront les complications d’un tel voyage dans le futur.

« Trop de gens oublient ce que c’était avant l’Union européenne », évoque Tony Gore, un voyageur anglais récemment rencontré par La Presse dans le train. 

Un rapport du gouvernement britannique qui a fuité en août avertit d’ailleurs que les camions qui tentent de traverser la frontière franco-britannique pourraient devoir patienter jusqu’à 60 heures pendant les trois premiers mois qui suivraient un Brexit sans entente, ce qui créerait des problèmes majeurs dans les réseaux de distribution. Aucune prévision chiffrée ne concernait toutefois l’Eurostar.

« C’était si compliqué »

À bord d’un train, à la mi-octobre, les centaines de passagers qui s’entassaient dans les 15 wagons semblaient peu préoccupés par l’avenir du continent. Du moins jusqu’à ce que le sujet soit abordé.

« Je vis au Royaume-Uni et ma fille vit à Bruxelles. Elle vient d’acquérir sa citoyenneté belge à cause du Brexit », a expliqué Tony Gore, quittant la voiture-restaurant avec deux cafés dans les mains. « J’ai déjà moi-même travaillé à Bruxelles tout en vivant au Royaume-Uni, mais je suis maintenant retraité. »

M. Gore dit avoir de mauvais souvenirs de ses voyages antérieurs à l’avènement des règles facilitant le transit des voyageurs. Le Royaume-Uni n’a jamais intégré la zone Schengen (qui abolit de facto les contrôles frontaliers en Europe continentale), mais les procédures sont tout de même simplifiées.

Si je voyageais jusqu’en Belgique pour le travail avec de l’équipement, je devais arrêter aux douanes de Douvres [en Angleterre] pour faire étamper de la paperasse, puis arrêter à Calais [en France], puis juste avant la frontière belge, puis juste après la frontière belge. C’était si compliqué.

Tony Gore

Au cœur des problèmes : la perte d’accès aux données de sécurité de l’Union européenne pour les douaniers britanniques au lendemain d’un Brexit sans entente. Des droits de douane apparaîtront aussi sur beaucoup de produits, alors que les entrées des citoyens européens – actuellement virtuellement illimitées – devront être contrôlées.

« Impacts importants »

Le train file, traverse plusieurs tunnels du côté anglais en fonçant vers la Manche. La vitesse du train atteint 300 km/h par moments. Il ralentit avant de s’engager sous l’eau. Les fenêtres sont plongées dans le noir, sauf pour la lumière éclairant les sorties de secours à intervalles réguliers.

Pour les députés britanniques qui siègent au Parlement européen, l’Eurostar est le moyen le plus rapide pour rejoindre le boulot. Pour tous les fonctionnaires européens et les centaines d’autres contractuels ou pigistes britanniques aussi.

Carol est l’une d’elles. Elle n’a pas voulu fournir son nom de famille. C’est qu’elle rentre chez elle à Bruxelles après avoir participé à une manifestation anti-Brexit à Londres.

« J’ai pris ce train pour manifester aujourd’hui. Je le reprendrai la semaine prochaine pour une autre manifestation », a-t-elle dit, offrant un autocollant jaune portant les mots « BREXIT IS A CRIME SCENE ».

Le gouvernement agit de façon inexplicable : on ne comprend pas dans quelle direction ils avancent. Je ne suis même pas certaine qu’ils ont planifié ce qui arrivera à ce service ferroviaire après le Brexit.

Carol, qui travaille au Parlement européen, à Bruxelles

« À moins que nous réussissions à l’arrêter, il y aura des impacts importants. Du chaos, de la haine et de la frustration », a-t-elle déploré. 

Alors que le train sort du tunnel, les bosquets anglais ont fait place aux immenses plaines céréalières du nord de la France. Seul arrêt en chemin vers Bruxelles : Lille, où le train interrompt sa course folle quelques dizaines de secondes.

Ricardo de Sousa et Tahir Latif sont penchés sur un ordinateur portable. Ils travaillent en aviation civile, sur un projet financé par l’Union européenne.

« Nous allons souvent à Bruxelles : parfois par train, parfois par avion », a affirmé le premier, un citoyen portugais. Il est plutôt optimiste quant au futur : « comme il y avait déjà des contrôles, ça ne devrait pas changer grand-chose ».

Le problème : à deux semaines de la date prévue de sortie, personne ne peut confirmer ses espoirs.