Ce qui devait être l’élection obscure d’un conseil municipal sans grand pouvoir est en train de devenir la source de la colère de milliers de Russes et le théâtre de la plus grande répression politique depuis la chute de l’URSS. Mais quelle mouche a piqué le Kremlin ? Décryptage.

Depuis lundi, Natalia Morozova ne sait plus où donner de la tête. Avocate, elle défend des citoyens russes qui ont été arrêtés samedi à Moscou. Ils sont accusés d’avoir pris part à une manifestation non autorisée.

Le hic, c’est qu’ils sont plus de 1400 à avoir été arrêtés et des centaines à avoir passé le week-end en prison, du jamais-vu en Russie depuis la fin de l’Union soviétique.

Des avocats de tous les domaines ont été appelés à la rescousse par l’organisation OVD-Info, qui veille sur les droits civils et politiques des manifestants, pour les défendre. « Lundi, la plupart des gens que j’ai représentés en cour disaient qu’ils n’ont même pas participé à la manifestation. Ils étaient sur place parce que c’était le week-end et qu’ils voulaient prendre l’air au centre-ville », note l’avocate de 45 ans, qui œuvre aussi au sein de Memorial, principale organisation des droits de la personne en Russie.

La cour a rejeté du revers de la main leurs explications, dit Mme Morozova, jointe à Moscou. Rapidement, les peines sont tombées. 

Des huit personnes que j’ai représentées en cour lundi, une seule a reçu une amende, les sept autres ont écopé de dix jours de prison. C’est complètement décourageant, on n’a jamais vu ça !

Natalia Morozova, avocate russe

Pourtant, cette défenseure des droits de la personne n’est pas née de la dernière pluie. Elle était présente lors des grandes manifestations de 2011 et de 2012. À l’époque, des dizaines de milliers de personnes avaient dénoncé des fraudes électorales lors d’élections qui se sont soldées par la victoire écrasante de Vladimir Poutine et de son parti, la Russie unie. Mais aussi par des centaines d’arrestations. « J’étais journaliste pendant ces grandes manifestations. Après, j’ai décidé de devenir avocate pour défendre les manifestants », raconte-t-elle.

Une élection sous le radar

La nouvelle vague de contestation a débuté il y a deux semaines quand la commission électorale de Moscou a rejeté la candidature de 27 personnes qui voulaient briguer les suffrages lors de l’élection du conseil municipal de Moscou, appelée la Douma de Moscou, qui doit avoir lieu le 8 septembre.

Ces élections ne font habituellement pas courir les foules. En 2014, tout juste 21 % des électeurs inscrits se sont présentés aux urnes. Le parti de Vladimir Poutine a mis la main sur 28 des 45 sièges de cette entité possédant peu de pouvoir.

Cette fois, par contre, près de 17 individus s’opposant ouvertement au Kremlin voulaient tenter leur chance. Pour se présenter, ils ont dû obtenir de 3000 à 6000 signatures d’électeurs de leurs districts respectifs.

La commission électorale a rejeté les dossiers de candidature, en disant que des signatures avaient été contrefaites et que certains des électeurs n’existaient pas.

La réaction de colère ne s’est pas fait attendre. À l’invitation notamment d’Alexeï Navalny, principal opposant au Kremlin, entre 3500 et 10 000 personnes se sont présentées à une manifestation non autorisée par l’État samedi.

Cette dernière devait avoir lieu sur la place devant la mairie de Moscou, mais des soldats et des policiers antiémeutes avaient bloqué la place et les stations de métro attenantes. Les manifestants ont donc lancé leurs slogans en groupes épars dans les rues environnantes. « Nous existons ! », criaient les uns, alors que d’autres poussaient les revendications plus loin. « Une Russie sans Poutine ! »

Arrestations et détentions

La réponse des forces de l’ordre a été immédiate. « Même avant le début de la manifestation, des gens ont été arrêtés », dit Natalia Morozova.

Tout au long de la journée, la répression a été télédiffusée en direct sur YouTube et d’autres réseaux sociaux. On y voit notamment des manifestants se faire rouer de coups de matraque par les forces de l’ordre.

Les figures de proue du mouvement ont aussi eu à découdre avec les autorités. Alexeï Navalny a été arrêté quelques jours avant la manifestation de samedi et condamné à 30 jours d’emprisonnement. 

PHOTO TIRÉE DU BLOGUE D’ALEXEÏ NAVALNY, ASSOCIATED PRESS

L’opposant russe Alexeï Navalny a diffusé lundi une photo le montrant à l’hôpital le visage boursouflé. Si l’État russe affirme qu’il a souffert d’allergies, son avocate allègue qu’il a été empoisonné.

Dimanche, alors qu’il était en détention, Alexeï Navalny a été hospitalisé pour quelques heures. Si l’État russe affirme qu’il a souffert d’allergies, son avocate allègue qu’il a été empoisonné.

Depuis le début de la semaine, les autres leaders du mouvement d’opposition ont aussi été arrêtés. L’élu municipal Ilia Iachine a été condamné à 20 jours de détention. L’ancien député de la Douma Dimitri Goudkov passera 30 jours à l’ombre.

Peines plus lourdes

Et les autorités russes ne semblent pas près de s’arrêter. Alors qu’une autre manifestation est prévue samedi, des enquêteurs russes ont annoncé qu’ils ouvraient une enquête pour « troubles massifs », faute pouvant être assortie d’une peine de 15 ans de prison.

Mais comment expliquer une telle répression pour une élection qui, jusqu’au début du mois, passait sous le radar ?

« Pour nous faire taire », croit Natalia Morozova.

« Parce que si on laisse des opposants déposer leur candidature, le parti Russie unie [de Poutine] risque de perdre le contrôle du gouvernement de Moscou. Et Moscou, c’est la plaque tournante pour assurer l’avenir du régime en place. Pas question pour le Kremlin d’accorder une victoire à l’opposition », dit pour sa part Jacques Lévesque, professeur émérite à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et grand expert de la Russie. 

C’est une répression d’une ampleur et d’une violence sans précédent. Ça montre que le régime est aux abois.

Jacques Lévesque, professeur à l’UQAM et spécialiste de la Russie

Grogne russe

Les derniers mois n’ont pas été un long fleuve tranquille pour Vladimir Poutine et ses proches. La cote de popularité du président de la Russie, qui tourne depuis 2014 autour de 80 %, a plongé à 66 %, selon les plus récents sondages. L’économie russe, happée par la baisse des prix du pétrole et les sanctions, continue de chuter et le niveau de vie des Russes s’en ressent. D’autres manifestations ont eu lieu récemment en région pour dénoncer des décisions gouvernementales, mais l’épicentre de la contestation est dans la capitale.

« On voit que les Moscovites sont de plus en plus prêts à défendre leurs droits. Ils ont notamment été énergisés par les manifestations de juin qui ont entouré l’arrestation du journaliste d’enquête Ivan Golounov, ensuite relâché. Ça a boosté le moral de plusieurs », note Natalia Roudakova, chercheuse spécialisée dans la communication et les mouvements sociaux, jointe à Kazan.

L’experte croit que les événements des derniers jours annoncent une nouvelle ère politique en Russie, loin du cynisme des années 90 et 2000. « On voit un niveau d’activisme qui n’était pas là il y a 10 ans. Un nouveau niveau de conscience sociale, dit-elle. Il est fort probable que la répression va donner encore plus d’énergie à ces mouvements. » Exactement le contraire de l’effet recherché par le Kremlin.