Le président russe Vladimir Poutine mobilise une part substantielle de la couverture médiatique occidentale accordée à son pays, laissant dans l'ombre le quotidien de près de 150 millions de personnes qui évoluent sur un vaste territoire couvrant une dizaine de fuseaux horaires.

Ce déséquilibre n'a rien d'étonnant dans la mesure où la Russie est en quelque sorte « condamnée à être le grand méchant », souligne la journaliste française Anne Nivat.

Le chef d'État russe, avec son passé dans le KGB et son regard de glace, cadre parfaitement avec l'héritage négatif associé au tsarisme et à la période communiste.

« L'image du pays est devenue de plus en plus trouble en 1991 (avec la dissolution de l'Union soviétique) et l'Occident s'est retrouvé à ne plus rien comprendre. Lorsqu'on ne comprend plus, on invente par rapport aux fantasmes précédents », déplore Mme Nivat, rencontrée cette semaine à Montréal en marge du Forum St-Laurent sur la sécurité internationale.

Comme elle l'a fait à plusieurs reprises par le passé, la journaliste et écrivaine a décidé d'aller sur le terrain pour rencontrer des Russes et découvrir, sans jugement, ce qu'ils vivent et ce qu'ils pensent.

Elle a parcouru le pays d'est en ouest, partant de Vladivostok, à la frontière avec la Corée du Nord, en passant par Irkoutsk, sur les rives du lac Baïkal, jusqu'à Saint-Pétersbourg, aux abords de la mer Baltique.

La journaliste, qui connaît bien la Russie pour y avoir longtemps travaillé, a rencontré dans six villes des résidants aux profils variés, certains connus de précédents reportages, d'autres pas, qui livrent par leurs témoignages un aperçu de la diversité étourdissante d'une population disséminée sur l'équivalent d'un continent.

Un prêtre orthodoxe de 29 ans rencontré dans la petite ville de Birobidjan a en quelque sorte béni l'exercice après avoir décrié les stéréotypes occidentaux voulant que la Russie soit « peuplée d'ours et d'hommes avinés qui jouent mal de la balalaïka et titubent à vélo »...

« Chacun a tendance à ne voir et à ne se satisfaire que de sa vérité, de sa réalité, de son point de vue. Or il faut être capable d'observer et d'écouter pour aboutir à une vision d'ensemble », a-t-il relevé, précisant qu'il faut faire « un peu plus d'efforts qu'ailleurs » pour comprendre son pays.

SENTIMENT D'HUMILIATION

Les entrevues d'Anne Nivat, réunies dans le livre Un continent derrière Poutine ?, mettent notamment en relief le fait que nombre de Russes restent profondément marqués par la période d'instabilité et de déstructuration économique qui a suivi l'effondrement de l'empire soviétique, et craignent à ce titre toute transition incontrôlée.

Elles témoignent aussi du fait que les Russes sont « liés les uns aux autres » par un profond sentiment d'humiliation sur lequel joue allègrement Vladimir Poutine.

Il explique en partie que la prise de la Crimée, présentée comme une annexion illégale en Occident, est généralement saluée par les interlocuteurs d'Anne Nivat comme la légitime réintégration d'un territoire russe perdu.

Autre fait notable : alors qu'à l'Ouest, on s'émeut des intentions de la Russie, les Russes s'émeuvent surtout... des Chinois, qui sont de plus en plus présents dans le pays, notamment sur le plan touristique.

Le gouvernement central fait tout pour entretenir de bons rapports économiques avec son puissant voisin, mais la population rechigne en manifestant des penchants xénophobes.

« Dans tous les pays où je vais, les gens se sentent toujours menacés à un degré ou un autre par le pays voisin », déplore Anne Nivat, qui juge important pour la communauté journalistique de travailler à la déconstruction de ces peurs.

« On va finir par crever de cette méconnaissance », s'emporte-t-elle.

« SAINE CURIOSITÉ »

De son périple, la journaliste a aussi tiré l'impression que nombre de Russes ne sont pas du tout dupes des jeux de pouvoir et de la nature du régime de Vladimir Poutine, qui a littéralement « laminé » l'opposition au cours des années.

Près de la moitié le soutient et l'autre moitié préfère taire son dépit pour l'heure, résume la journaliste, qui a tout de même relevé de multiples foyers de mécontentement « difficiles à fédérer » en raison de la taille du pays.

« La Russie n'est pas aussi immobile qu'il n'y paraît », soutient-elle, précisant que les jeunes n'ayant jamais connu la période communiste sont plus libres d'esprit et paraissent susceptibles à ce titre de jouer un rôle clé dans l'évolution future du pays.

La journaliste, qui a produit un documentaire parallèlement à son livre, souligne que le public français se montre très enthousiaste face à cette plongée dans le quotidien des Russes et en redemande, manifestant une « saine curiosité » qui impose aux médias d'aller au-delà des constructions simplistes.

« En insistant sur des évènements spectaculaires et dramatiques, on risque de rater l'essentiel, le socle commun sur lequel reposent les civilisations. Ça nous mène à de grands malaises », affirme-t-elle.

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Un continent derrière Poutine ?

Anne Nivat

Éditions du Seuil

Photo Patrick Sanfaçon, La Presse

La journaliste française Anne Nivat

Un continent derrière Poutine ?