Aux yeux de la droite populiste, c'est un modèle à suivre. Pour les défenseurs des libertés démocratiques, c'est un autocrate, voire un dictateur. Le premier ministre hongrois Viktor Orbán a toutes les chances de remporter les législatives d'aujourd'hui et d'amorcer un troisième mandat de suite à la tête de son pays.  Un scrutin crucial, dont les répercussions potentielles vont bien au-delà des frontières de la Hongrie.

Nous sommes en 1994 et l'ex-dissident hongrois Viktor Orbán, en campagne dans les deuxièmes élections libres depuis la chute du régime communiste à Budapest, demande à son ami András Göllner de lui organiser une visite éclair à Toronto.

Surpris par cette demande, le politologue d'origine hongroise finit par comprendre pourquoi Viktor Orbán veut tant se rendre au Canada quelques semaines avant le vote. L'homme, qu'András Göllner décrit comme un être « charmant, brillant, à l'esprit vif », cherche des appuis financiers à Bay Street. Et il va en trouver.

Entre deux évènements publics, le politicien invite son ami à partager sa limousine, où, se souvient András Göllner, « le meilleur des champagnes coulait à flots ».

À cette époque, Viktor Orbán était encore perçu comme le jeune homme courageux qui avait fondé le Parti des jeunes démocrates, ou Fidesz, à un moment où l'emprise de Moscou sur l'Europe centrale commençait à se desserrer.

En juin 1989, on le verra prononcer un discours enflammé, cheveux au vent. À 26 ans, Viktor Orbán défendait les idéaux démocratiques, les libertés individuelles et l'économie libérale.

Tout un contraste avec le politicien d'aujourd'hui qui est en voie de décrocher un troisième mandat d'affilée à la tête de la Hongrie : un ultranationaliste qui défend son pays contre des envahisseurs potentiels. Et qui se décrit comme un « démocrate illibéral ».

« La démocratie illibérale, c'est le règne de la majorité à grande échelle », dit Robert Austin, spécialiste de l'Europe de l'Est au sein de l'École Munk des affaires inernationales, à l'Université de Toronto.

« Viktor Orbán prétend parler au nom de la nation, mais pour lui, la nation n'inclut pas tous les citoyens. »

- Robert Austin, spécialiste de l'Europe de l'Est

Pour András Göllner, qui a depuis longtemps coupé les ponts avec cet ami de jeunesse, l'illibéralisme à la Orbán se caractérise par un régime autoritaire qui a préservé quelques structures démocratiques. C'est aussi une doctrine voulant que le pays soit dirigé « par un leader fort dévoué aux valeurs chrétiennes telles qu'il les a définies ».

Tant pis pour ceux qui ne sont pas d'accord : ce sont des ennemis de la nation.

LE PROGRESSISTE DEVENU ULTRANATIONALISTE

Même s'il a arrosé à coup de bulles ce qu'il imaginait comme sa victoire imminente lors de son passage à Toronto, Viktor Orbán attendra jusqu'en 1998 pour devenir premier ministre. Les électeurs lui montreront la porte après un seul mandat - défaite humiliante qu'il n'a jamais digérée.

Quand il revient au pouvoir en 2010, c'est un Viktor Orbán nouvelle mouture qui prend le pouvoir à Budapest.

« Sa défaite de 2002 lui a appris deux choses, dit Laszlo Robert, analyste au centre Political Capital, à Budapest. Premièrement, qu'il devait tisser des réseaux d'appui dans tout le pays. Deuxièmement, qu'il aurait dû adopter des politiques plus dures dès son premier mandat. »

Il ne perd pas de temps à mettre ces deux leçons en pratique. Doté d'une forte majorité, Viktor Orbán réécrit la Constitution hongroise. Cet ancien athée y opte pour une vision chrétienne et nationaliste de son pays.

Progressivement, son gouvernement prend le contrôle des principaux médias pour y défendre le nouveau credo d'Orbán : la Hongrie est attaquée, il est le seul à la défendre contre les envahisseurs barbares.

En 2015, son étoile pâlit et des scandales de corruption et l'usure du pouvoir ternissent l'image de son gouvernement. C'est alors que des centaines de milliers de réfugiés débarquent en Grèce avant d'entreprendre leur voyage vers le nord de l'Europe.

Pour Orbán, c'est une véritable aubaine. La route des réfugiés passe par la Hongrie, avant l'Autriche et l'Allemagne.

« Quand les réfugiés sont arrivés aux portes du pays, le gouvernement n'a rien fait pour les empêcher d'entrer et a artificiellement créé une situation insoutenable à Budapest. »

- Attila Mong, journaliste hongrois

Puis, Viktor Orbán a fait construire une barrière à la frontière serbo-hongroise, et s'est présenté « tel le sauveur qui protégerait la Hongrie contre les foules musulmanes ».

Les attentats de Paris, en novembre 2015, ajoutent de l'eau à son moulin. Ils sont la preuve, clame-t-il, que « l'immigration est un poison ».

Le leader hongrois n'a pas hésité à attiser ces mêmes peurs lors de la campagne électorale de 2018. En février, dans un discours devant des élus municipaux, il est allé jusqu'à dire : « Nous ne voulons pas que notre couleur soit mélangée à celle des autres. »

« Viktor Orbán est un voyou », s'est alors indigné le haut commissaire de l'ONU aux droits de l'homme, Zeid Ra'ad al-Hussein.

Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, l'a carrément traité de dictateur. Mais aux yeux de l'ancien conseiller de Donald Trump, Steve Bannon, le dirigeant hongrois est un héros.

RACISTE OU OPPORTUNISTE ?

Viktor Orbán croit-il vraiment ce qu'il dit ? Absolument pas, tranche Laszlo Robert. 

« Pour chacune de ses déclarations, on peut en trouver une qui dit le contraire. Orbán ne croit qu'en une chose : le pouvoir. »

- Laszlo Robert, analyste au centre Political Capital

Selon András Göllner, quand il a vu qu'il devait ajuster son discours pour convaincre les électeurs, l'ancien dissident s'est tourné vers la religion et le nationalisme.

Viktor Orbán n'est pas raciste, mais opportuniste, disent les deux analystes.

N'empêche : sa campagne électorale dégage, par moments, des effluves malodorants... L'homme que Viktor Orbán présente comme l'ennemi numéro 1 de l'Europe blanche et chrétienne s'appelle George Soros.

Ce milliardaire et philanthrope américain d'origine hongroise veut « noyer l'Europe sous les migrants », prétend Orbán. « Nous nous battrons contre l'empire Soros pour notre terre jusqu'au bout », clament ses slogans.

Pourquoi un tel acharnement contre George Soros ? « C'est le bouc émissaire parfait, dit Laszlo Robert. Il est riche, il vient de l'étranger, mais aussi, il est juif. »

Viktor Orbán ne pointera jamais vers les origines juives de Soros, il est trop habile pour ça, souligne Laszlo Robert. Mais les messages antisémites sont là, sous-jacents à ses discours.

UN VOTE HISTORIQUE

Les surprises ne sont pas impossibles. Mais le plus probable est que Viktor Orbán sera réélu pour un troisième mandat d'affilée aujourd'hui. Il est même probable qu'il pourra former un gouvernement majoritaire. À quoi peut-on s'attendre ensuite ?

À ce qu'il durcisse de nouveau ses politiques, croient les experts. Plus concrètement, Laszlo Robert prévoit que les derniers médias indépendants, le système judiciaire, les universités et même les grandes chaînes internationales de commerce de détail pourraient se retrouver dans la ligne de mire de son régime. Des ONG internationales, accusées de trahison, risquent aussi de se retrouver devant les tribunaux.

Ce durcissement pourrait aussi forcer la Hongrie à préciser ses alignements internationaux. Déjà, Viktor Orbán est proche de Moscou. « L'élection va répondre à une question fondamentale : la Hongrie va-t-elle s'engager carrément avec la Russie de Poutine, ou rester un pays européen ? », écrit l'analyste Zoltán Ceglédi.

Pour András Göllner, le vote d'aujourd'hui est historique. Orbán est déjà le modèle des mouvements suprémacistes blancs et populistes xénophobes ailleurs sur la planète.

Comment l'Union européenne fera-t-elle s'il continue à rogner les droits de ses citoyens ?

« Ce qui est en jeu dans cette élection, c'est l'État de droit, la justice, l'ordre constitutionnel, pas seulement en Hongrie, mais aussi en Europe. »

VIKTOR ORBÁN EN BREF

Viktor Orbán est né le 31 mai 1963. Il a étudié le droit, notamment à Oxford. Il fonde le Parti des jeunes démocrates (Fidesz) en 1988. Élu en 1998, ce parti perd le pouvoir aux mains des socialistes quatre ans plus tard. Il est réélu en 2010, puis en 2014. Marié, Viktor Orbán est père de cinq enfants.